Amèle Debey

25 janv. 20225 Min

Non, la Suisse non plus ne sauvera pas Julian Assange

Mis à jour : mars 29

Depuis environ dix ans, la vie de Julian Assange n’en est plus vraiment une. Malgré toutes les tentatives de par le monde d’essayer de la lui rendre, il semble de plus en plus flagrant que les enjeux politiques gagneront à nouveau face aux considérations morales, humanitaires et même judiciaires que cette affaire soulève. En Suisse aussi, on tente de faire pencher la balance, on se mobilise afin de sensibiliser l’opinion publique. Mais la société ne s’est-elle pas déjà habituée à la funeste idée de la disparition du fondateur de Wikileaks?

© Flickr/Pixabay

«L’histoire se souviendra de ces personnes comme des combattants de la liberté»

Dick Marty


 

La saga judiciaire continue en Grande-Bretagne, où la Haute Cour de Londres vient d’autoriser Julian Assange à envisager de déposer une demande d’appel de son extradition à la Cour suprême. Celle-ci devra encore décider si elle accepte ou non de recevoir sa requête. A l’évocation de cette énième étape, on peut en conclure sans prendre de risque que cette affaire est loin de trouver son épilogue. D’autant que l’intérêt public qui l’entoure s’amoindrit au fil des «rebondissements» de moins en moins compréhensibles.


 
Malgré les tentatives de par le monde d’attirer l’attention sur le sort du fondateur de Wikileaks, rien ne semble pouvoir faire infléchir l’obéissance des gouvernants envers le redoutable Oncle Sam. Un peu à l’image du Dalaï-Lama que les uns et les autres refusent de recevoir pour ne pas heurter Xi Jinping. C’est donc à se demander si ces tentatives ont encore un sens.

© Corse Matin


 
En juin dernier, Stella Morris, l’avocate et compagne de Julian Assange, formulait des vœux d’asile suisse dans les pages de L’Illustré. Elle espérait que la question du père de ses enfants serait abordée lors d’une rencontre entre Guy Parmelin, alors président de la Confédération, Ignazio Cassis et Joe Biden. Cela n’a pas été le cas, comme nous l’a confirmé le porte-parole du Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE).


 
Et ce, malgré l’appel de Genève pour la libération de Julian Assange, lancé quelques jours auparavant par le Club suisse de la presse et signé par de nombreuses figures telles que Nils Melzer et Yves Daccord, et soutenu par Reporter sans frontière (RSF).

© RSF

© Pressclub


 
Cette pétition, toujours disponible en ligne, vient tout juste de dépasser les 9000 signatures. Ce qui semble bien peu compte tenu de l’urgence, mais aussi de l’importance du sujet.


 
«Cela illustre la difficulté de cette cause, qui n’est pas extrêmement populaire. Il y a un débat autour d’Assange, de ce qu'il a fait, s'il est journaliste ou s'il ne l'est pas», explique Denis Masmejan, porte-parole de RSF pour la Suisse. Pourtant, il voit un sens à ce genre de démarche: «Ça participe à la diffusion d’un message, ça sensibilise, ça sert à créer une certaine pression, ajoute-t-il. Une ONG ne peut pas faire plus: ce n'est pas elle qui prend les décisions.»


 
Une opinion partagée par Pierre Ruetschi, directeur du Club suisse de la presse et initiateur de cet appel, pour qui «les droits de l’homme les plus élémentaires sont bafoués». «La seule chose qui peut faire bouger les lignes, affirme-t-il, c’est de mobiliser l’opinion publique et, à travers elle, les gouvernements. Mais il y a une forme de lassitude des gens. On s’est habitués au cas Assange.»


 
Beaucoup de bruit pour rien?


 
En février 2019, grâce à la résolution de l’élu UDC Eric Bertinat, le Conseil municipal de la Ville de Genève a demandé au Conseil fédéral de «concrétiser sa politique de protection des défenseurs des droits de l’homme en offrant ses bons offices et en entreprenant toutes les démarches nécessaires à la sauvegarde de la vie et de l’intégrité corporelle de M. Julian Assange».


 
Cependant, le Conseil fédéral s’était prononcé en 2017 pour nier au lanceur d’alerte le statut de défenseur des droits de l’Homme. Il n’y avait donc aucune chance que cette résolution aboutisse. «Le Conseil fédéral a accusé réception, explique Eric Bertinat, joint par téléphone, mais ça n’a rien donné. Sincèrement, on ne sait pas trop comment s’y prendre.»


 
En mai 2019, plusieurs juristes sont repartis à l’attaque en demandant au Conseil fédéral d’accorder l’asile à Julian Assange. Ils ont été plus d’une vingtaine à signer cet appel.
 

Cependant, depuis 2012, plus aucune demande d’asile ne peut être déposée auprès des représentations diplomatiques suisses à l’étranger. «Le fondateur de Wikileaks devrait donc se déplacer en Suisse et faire sa requête dans un poste-frontière, dans un aéroport ou directement dans un centre fédéral pour requérants d’asile», nous apprend Swissinfo.

Avant de préciser: «Toutefois, si la vie ou l’intégrité physique de Julian Assange sont directement, sérieusement et concrètement mises en danger, il pourrait déposer une demande de visa humanitaire dans une représentation suisse à l’étranger. Ce genre d’autorisation de séjour est généralement délivré lors de conflits armés particulièrement aigus ou de menace personnelle, réelle et imminente, dans le pays d’origine ou de provenance. Si la personne concernée se trouve déjà dans un État tiers, la Suisse la considère d’habitude comme n’étant plus menacée.»


 
Carlo Sommaruga fait partie des hommes de loi à avoir signé cet appel, tout comme celui de Genève d’ailleurs. Il explique: «L’idée était d’amener le Conseil fédéral à accepter le principe de cette demande d’asile, dès lors que le Canton et la Ville de Genève ont fait savoir qu’ils étaient prêts à accueillir Julian Assange, notamment aux HUG. Il s’agissait ensuite de créer les conditions du dépôt formel conformément à la loi, par exemple au moment de sa libération par les autorités judiciaires britanniques ou sous autre forme.»

«La procédure dirigée contre Assange constitue un précédent dangereux pour la liberté de la presse»


 
Au vu du résultat, on pourrait s’interroger sur l’utilité de toutes ces démarches. Pas selon le député PS: «Non. Cela sert, affirme-t-il. Ce qui est important c’est aussi de montrer que la société civile et une partie du monde politique sont mobilisés pour la liberté de Julian Assange.»


 
«Le fait que la Suisse lui donne l’asile n’est pas la priorité pour nous en ce moment. Il s'agit d'abord qu'il ne soit pas extradé», déclare Denis Masmejan, qui croit encore que cela est possible. «Pour nous, la procédure dirigée contre Assange constitue un précédent dangereux pour la liberté de la presse. Si lui peut-être poursuivi, les autres journalistes aussi. Il y a un risque juridique que le gouvernement américain se retourne contre des journalistes dans des cas analogues», prévient-il. «Ce cas pose également la question de la place que l’on confère et de la sécurité que l’on accorde aux lanceurs d’alerte», selon Pierre Ruetschi.


 
Du côté des autorités


 
Contacté, le DFAE reste, infatigablement, sur la même ligne: «La Suisse suit attentivement le cas de Monsieur Assange depuis des années et a pris note de la décision rendue par un tribunal britannique en décembre 2021, explique son porte-parole. L'ambassade de Suisse à Londres n’est pas directement observatrice, mais suit avec attention le processus judiciaire en cours. En réponse à des interventions du Parlement, le Conseil fédéral a pris position à ce sujet par le passé. Il a notamment considéré en 2017 que M. Assange ne pouvait être qualifié de défenseur des droits de l’homme. Soucieuse néanmoins que les conditions de détention de M. Assange respectent les droits de l’homme, la Suisse a thématisé sa situation à deux reprises auprès des autorités britanniques.»


 
Face à ce marasme judiciaire, une question se pose: quel intérêt auraient les Etats-Unis à faire de Julian Assange un martyr? Si sa vie pouvait susciter le débat, sa mort ne le ferait sans doute pas. Au-delà de l’existence l’être humain, le symbole qu’il incarne perdurera. Le calvaire qu’il a enduré et les valeurs pour lesquelles il a mis sa vie en péril resteront autant de raisons de continuer le combat.

    7081
    6