Marie Luff

2 oct. 20206 Min

«Les rédactions ne prennent plus le temps d’aller chercher des gens compétents»

Mis à jour : mars 29

La période inédite que nous venons de traverser a été massivement traitée par la presse écrite et digitale. La Covid-19 est pourtant une maladie virale émergente et cette pandémie mondiale relève d’abord du domaine scientifique. Les journalistes spécialisés réussiront-ils à tirer leur épingle du jeu?

Les journalistes scientifiques ont-ils une carte à jouer? © Pixabay

«Je plaide pour un réarmement scientifique de l’ensemble des médias.» Yves Sciama n’est pas un lobbyiste, mais le président de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI), basée à Paris. Une prise de position antérieure à la pandémie puisque l’association prône l’information scientifique au sein des médias généralistes depuis de nombreuses années. Néanmoins, il admet l’opportunité à saisir. Pendant plusieurs semaines, le journalisme scientifique a bénéficié d’une audience inouïe. Au chevet des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs, la situation relevait presque de l’urgence vitale…
 

«On ne demandera jamais à un journaliste généraliste de commenter un match de hockey. Là, on avait besoin de journalistes scientifiques pour commenter la pandémie en direct!» Huma Khamis Madden, vice-présidente de l’Association suisse du journalisme scientifique (ASJS) dénonce un manque de reconnaissance de la part de la profession. «Ce qui est admis comme une spécialité en économie, dans le sport ou en politique n’est pas toujours une évidence pour la science chez les éditeurs de médias.» Elle est pourtant son propre contre-exemple: embauchée par la RTS, elle travaille depuis plusieurs années pour l’émission scientifique CQFD. Alors, Huma Khamis Madden n’y va pas par quatre chemins et prend les médias à parti dans une tribune publiée par l’ASJS: «Ce que font les journalistes scientifiques, tout le monde ne peut pas le faire». 
 

À l’épreuve du Covid

La RTS l’a vite compris: des pôles de compétences ont rapidement été créés. Philippa de Roten dirige le Département société et culture et explique l’objectif de cette réorganisation en interne: «Une de nos plus grandes craintes était de faire preuve d’incohérence, de dire une chose et son contraire dans la même journée ou dans le même flux». Cinq cents personnes travaillent sur les contenus radio, tv et numériques au sein de la RTS, mais elles se sont appuyées sur une quarantaine de journalistes et de collaborateurs scientifiques pour traiter l’actualité. «La transversalité est quelque chose qui s’apprend. Cette crise nous a enseigné que nous avions vraiment besoin de l’expertise des autres», conclut Philippa de Roten.

Emilie Gillet, journaliste scientifique indépendante, ne peut pas en dire autant des médias français généralistes. «Pourquoi ne sont-ils pas venus nous chercher?» Sept mois après le début de la crise, elle ne comprend toujours pas mais lâche, désabusée: «aujourd’hui, les rédactions ne prennent plus le temps d’aller chercher des gens compétents sur des domaines précis». Un constat amer réalisé bien avant la pandémie: «quand on sort des pages sciences, quand une actualité scientifique fait la Une, on ne vient plus nous chercher et l’info est traitée en interne par des journalistes généralistes». Emilie poursuit: «Nous aurions pu renforcer les équipes», souvent éreintées après plusieurs semaines de breaking news. «J’ai quand même eu des coups de fil de rédactions qui cherchaient des compétences. Elles se sont rendu compte qu’elles étaient désarmées! » souligne Yves Sciama et sans tomber dans l’euphorie: «le processus sera long et on voit seulement des frémissements».

Au secours de la culture scientifique

Pourtant, les lignes bougent même si elles s’examinent au microscope. Outre de nombreuses interviews, Yves Sciama a été auditionné le 23 septembre, par le Sénat français à propos de la communication de crise, tandis que son association gagne en visibilité. Les Assises internationales du journalisme, jeudi, à Tours ont fait appel à un membre de l’association pour animer un atelier sur le thème de l’information scientifique. Sept mois après le début de la crise, les participants ont acquis quelques bases en la matière.

«Je suis toujours mal à l’aise pour dire que le journalisme scientifique est à part. Pour moi, il s’agit d’une spécialité comme une autre. Olivier Monod, journaliste à Libération, enfonce le clou: «lire un rapport d’activités de boîte, ce n’est pas évident. Cela peut faire peur, il y a plein de chiffres, faut connaître les marchés, le jargon.» Avant d’incriminer les rédactions qui n’embauchent pas, il regrette le manque de vocations au sein de la profession.

L’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille est parmi l’une des quelques structures françaises à proposer une formation spécifique. Elle maintient ses effectifs avec des classes de 12 à 15 élèves mais l’ESJ veut désormais intégrer la science au sein des formations généralistes, avec des sessions communes sur le climat ou la santé. 

En quête d’identité

En France, beaucoup de journalistes hésitent à s’emparer d’un sujet scientifique. La masse de travail, la peur de ne pas y arriver ou tout simplement un conditionnement qui remonte au lycée, lorsqu’il fallait opter pour une filière littéraire ou scientifique, sont les raisons les plus fréquemment invoquées. Du côté des patrons de presse, le constat n’est guère meilleur. Jean-Marie Charon est sociologue et il étudie les médias depuis de très nombreuses années: «On peut avoir une diversité au niveau du collectif des journalistes qui constituent la rédaction, mais au niveau de la hiérarchie, les profils se resserrent. La plupart sont issus des écoles de journalisme avec des profils très souvent littéraires (au sens large).»

Forcément, le cas Heidi.News, en Suisse romande, interpelle. Serge Michel, directeur éditorial et co-fondateur du pure player, n’est pas un journaliste scientifique, pourtant les sciences constituent la colonne vertébrale de son média. «Ma spécialité, c’est plutôt l’international. Je me suis lancé car j’étais convaincu de l’importance de la science dans le journalisme». Le pays compte de nombreux universitaires, chercheurs, scientifiques, entrepreneurs… pourtant, Heidi.News n’est pas réservé à une élite mais se positionne comme un média grand public. «Nous voulions faire du journalisme de précision» et la science a fait consensus. «Traiter le climat, par exemple, avec des compétences scientifiques n’est pas idiot!» Cela s’appelle avoir du flair.

Depuis le lancement du média en 2019, plusieurs journalistes scientifiques ont rejoint la rédaction. De son propre aveu, «ils étaient l’équipe idéale» lorsque la crise sanitaire a démarré. «On a vraiment senti que les internautes sont venus nous lire parce qu’on avait des infos qu’ils jugeaient utiles». D’ailleurs, le média a basculé beaucoup de contenus en gratuit. Stratégie payante car «Heidi.News a multiplié son audience par dix et son nombre d’abonnés par deux».

Journalistes scientifiques: valeur ajoutée?

Avant le début de la crise, Olivier Monod traitait notamment les questions environnementales à Libération. Avec la Covid-19, il a changé de spécialité. La veille était facile car les informations tombaient en cascade, mais il a dû identifier des sources crédibles, s’abonner à de nouvelles revues… Derrière l’humilité, une rigueur journalistique complétée par une bonne connaissance du milieu scientifique. Une communication n’est pas une publication dans une revue. Toutes les revues ne se valent pas. Les préprints n’ont pas été relus par les pairs et que penser de ceux publiés en ligne sur Google Drive, Dropbox et instantanément commentés sur Twitter? Un sacré foutoir dont les journalistes scientifiques se seraient extirpés plus rapidement que les autres. Comment? En revenant aux fondamentaux.

«Quelles sont tes preuves, montre-moi tes données! » Olivier Monod n’est pas là pour relayer l’information, mais pour la commenter et la mettre en perspective. «Il faut lire, se demander si l’étude est cohérente, contacter les gens qui ont une compétence dans le domaine et, à partir de là, se faire un avis.» Le journalisme scientifique permettrait aussi d’éviter les écueils comme la personnification de la science. Émilie est très à cheval sur ce principe: «La science n’est pas liée à une personne. Les études sont toujours menées par une équipe voire plusieurs. Et une vérité scientifique ne peut tenir à une seule étude mais à plusieurs, comme une sorte de mille feuilles de connaissances». «Un infectiologue n’est pas un médecin réanimateur! », surenchérit Olivier. Il met en garde les journalistes qui interrogeraient des chercheurs et les feraient dévier de leur domaine de compétence. «C’est là qu’on perd en rigueur (…) C’est important de savoir sur quoi l’interroger précisément. Dans le «presque», il peut y avoir beaucoup d’imprécisions.»
 

Et comme si cela ne suffisait pas, un autre danger guette les journalistes scientifiques: la communication institutionnelle ou universitaire de masse. Serge Michel relate la situation en Suisse: «La plupart des universités engagent des journalistes pour faire le travail (…) hôpitaux, pharmacies, assurances, ils produisent tous leurs propres journaux!» Le patron de Heidi.News tient pour responsable la presse qui ne traiterait plus suffisamment l’actualité scientifique.

Et après?

«On peut expliquer aux rédactions pourquoi c’est indispensable d’investir dans les compétences scientifiques, mais ce sont eux qui décideront où ils mettront leurs forces et de quelles compétences ils auront besoin.» Yves Sciama s’exprime au nom de l’ASJPI. Sa réflexion s’adresse à l’ensemble de la profession. «Nous sommes à un tournant. Arriverons-nous à le prendre? Un peu de recul est nécessaire: le journalisme est un élément d’une société qui arrive au terme d’un cycle.»

Philippa de Roten, de la RTS abonde dans ce sens: «Le monde et les sujets sont complexes. Avoir une connaissance des faits, connaître le dossier et comprendre les enjeux est primordial, tout comme la connaissance des publications, des auteurs et des débats scientifiques. Sinon, cela s’apparente à une conversation de bistrot et plus à un travail journalistique.» 

Le nerf de la guerre, c’est l’argent. Jean-Marie Charon se remémore la crise des banlieues en France, à l’issue de laquelle certains médias ont émis le souhait de travailler différemment, avec des journalistes en permanence dans les quartiers. Le sociologue esquisse un parallèle: «Je crains que l’embauche d’un journaliste scientifique paraisse finalement un luxe, comme le journaliste spécialisé des banlieues à l’époque». Avant la Covid, la tendance était l’embauche de journalistes généralistes et polyvalents, qu’en sera-t-il demain? Affaire à suivre…

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