Invité de la rédaction

9 nov. 20205 Min

Le journalisme pandémique a encore frappé

Mis à jour : mars 29

Une couverture média très émotionnelle sur les taux d’occupation des unités de soins intensifs en contexte COVID19 sévit actuellement en Suisse.


Article initialement publié par Catherine Riva et Serena Tirani sur Re-check.ch


Le 4 novembre 2020, lors de la conférence de presse du Conseil fédéral, Virginie Masserey, responsable de la Section Contrôle de l’infection de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), a articulé les chiffres suivants: «Les derniers chiffres dont je dispose, c’est 440 personnes aux soins intensifs qui ne sont pas liées au Covid, 363 qui sont liées au Covid et 324 places libres. Mais ça change très vite, mais la réserve et de l’ordre de 27%.» (en vidéo ci-après):

Cette déclaration a entraîné une véritable déferlante dans les médias du pays et sans doute renforcé encore l’inquiétude de la population, déjà beaucoup mise sous pression. Or, une fois de plus, ce qui manque malheureusement dans les nombreux comptes-rendus, ce sont des points de repère et des éléments de mise en perspective.

Les conditions dans lesquelles ces services travaillent aujourd’hui sont-elles vraiment aussi exceptionnelles que les médias l’affirment? La réponse est beaucoup plus nuancée.

Trois grands arguments sont avancés actuellement pour appuyer l’idée que la situation pourrait bientôt basculer dans les hôpitaux, voire se retrouver hors de contrôle:

  • I. Le taux d’occupation aurait dépassé 75% dans certains établissements.

  • II. Le personnel soignant pourrait être bientôt contraint de procéder à des triages, ce qui reviendrait à refuser d’admettre certains patients aux soins intensifs, en raison d’un manque de place.

  • III. Les appels à l’aide émanant des hôpitaux se multiplient.

I.

En réalité, hors COVID19 également, un taux d’occupation des lits de 75% est la normale dans les unités de soins intensifs, dont le propre est d’être régulièrement au bord de la saturation. En 2007 déjà, René L. Chiolero, chef du Service de médecine intensive adulte du CHUV, et Jean-Claude Chevrolet, médecin-chef au Service de soins intensifs des HUG, rappelaient par exemple la différence majeure qui existe «entre les services intensifs et les autres services cliniques: les premiers doivent gérer des flux multiples avec presque tous les services de l’hôpital, ce qui n’est pas le cas des derniers, qui ne gèrent qu’une ligne de flux avec les soins intensifs.

Cette difficulté est amplifiée par le nombre très limité de lits exploités en médecine intensive, en comparaison avec les unités intermédiaires et les divisions de patients: dans un hôpital moderne, la proportion de lits de médecine intensive est comprise entre 5-10% des lits totaux.

Dans les grands hôpitaux, avec des flux importants issus des urgences, ceci conduit l’unité de soins intensifs à fonctionner la plupart du temps en flux tendu. Ce constat montre que l’unité de soins intensifs constitue un véritable carrefour dans l’hôpital, susceptible d’être facilement saturé et parfois même de ne plus être capable d’assurer sa mission».

Ce fonctionnement à flux tendu et ses conséquences concernent particulièrement les centres hospitalo-universitaires: en 2017, par exemple, le CHUV relevait dans son rapport annuel que le taux d’occupation «reste (…) proche des 90% aux soins intensifs, alors même que pour des lits de soins aigus, le taux optimal se situerait à 85% ». Dans le même rapport, on découvre qu’entre 2015 et 2017, le taux d’occupation en soins intensifs adultes a oscillé entre 90,9% et 93,4%.

II.

La question du triage aux soins intensifs n’est pas non plus une question nouvelle. Dans sa brochure Directives médico-éthiques: Mesures de soins intensifs, l’Académie suisse des sciences médicales relève ainsi: «Lors de l’admission aux soins intensifs, le médecin intensiviste responsable endosse un rôle de gate-keeper. Les patients mourants et les patients sans réel espoir de redevenir indépendants des mesures de soins intensifs ne devraient être admis aux soins intensifs que dans des situations exceptionnelles justifiées. (…) L’hospitalisation dans une unité de soins intensifs peut également provoquer un traumatisme supplémentaire. Sont admis aux soins intensifs des patients en danger de mort ou courant le risque d’évoluer vers un tel danger. Ces derniers sont notamment des patients dont le pronostic vital est engagé après une opération ou une autre intervention invasive du fait de son ampleur ou en raison de comorbidités préexistantes. Mais la thérapie intensive n’est indiquée pour ces patients que lorsqu’un retour dans un environnement adéquat est possible.

En conséquence, les patients mourants et les patients sans espoir de redevenir indépendants des mesures de soins intensifs ne devraient normalement pas être admis aux soins intensifs».

Dans le cas de l’épidémie de coronavirus, cette question couvre notamment les soins à délivrer aux patients âgés. Or, là non plus, il ne s’agit pas d’une question nouvelle, qui serait apparue avec COVID19. Dans une société marquée par le vieillissement démographique, elle accompagne l’activité des soins intensifs et fait l’objet de recherche et de débats, y comprisen Suisse, comme le montre cet article de la Revue médicale suisse de 2009, qui rappelle que les réanimateurs «doivent répondre à de nombreuses questions d’ordres médical, éthique et économique quant à la politique des soins délivrés» aux patients âgés, et que la «question sous-jacente est celle du pronostic (…) et donc de la futilité des soins».

III.

Dans les comptes-rendus qui ont relayé jusqu’ici les «appels à l’aide» de différents établissements hospitaliers, une information fondamentale a systématiquement fait défaut: la particularité du modèle de financement des hôpitaux helvétiques, dont les revenus dépendent largement des prestations ambulatoires, notamment des opérations électives. Actuellement, des bras de fer opposent différents cantons et le Conseil fédéral, mais aussi Berne et certains établissements. Berne souhaite que les cantons contraignent leurs hôpitaux à renoncer à ces interventions, tout en affirmant clairement qu’il n’y aura pas de compensations financières. Or rappelons que de nombreux hôpitaux avaient demandé en avril de bénéficier du chômage partiel, sans savoir s’ils y avaient droit. Mais il apparaît aujourd’hui que la réponse est négative (1) (2) dans le cas des établissements publics et que ces derniers ne seront pas dédommagés. Les «appels au secours» lancés par certains hôpitaux doivent donc aussi être entendus et lus en fonction de cette toile de fond, et pas seulement en fonction de la pandémie.

Sur la question des unités de soins intensifs, les infographies publiées et actualisées chaque jour dans les médias – qui omettent de mettre en contexte les chiffres présentés – ne permettent donc pas à la population de se faire une idée fondée sur des preuves solides de la situation dans les hôpitaux en Suisse. Ni de comprendre dans quelle mesure celle-ci est véritablement exceptionnelle et préoccupante, ou dans quelle mesure elle découle plutôt du mode de fonctionnement du système de santé dans notre pays.

Dans un monde idéal, chaque fois qu’ils s’expriment sur ces données, les représentants des exécutifs fédéral et cantonaux devraient préciser ces différents points.

Mais comme nous ne vivons pas dans un monde idéal, ce rôle échoit en principe aux médias. C’est à eux de poser ces questions, d’aller chercher l’information et de donner les moyens au public d’interpréter les événements dans leur contexte, mais aussi de confronter le gouvernement avec ces faits. La grande question est donc: où sont passés les journalistes?

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