Amèle Debey

13 avr. 202316 Min

«La démocratie suisse disparaît en période de crise»

Mis à jour : 14 avr. 2023

Difficile de passer à côté de Myret Zaki ces derniers temps! La journaliste économique, ancienne rédactrice en chef du magazine Bilan, est une observatrice avisée du système économique et de la place financière, notamment. Un talent plus que nécessaire à l’heure où la crise du Credit Suisse secoue bien plus loin que les frontières de notre petit pays.

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Amèle Debey, pour L’Impertinent: On vous voit partout en ce moment. Y a-t-il un manque de journalistes économiques en Suisse romande?

Myret Zaki: C’est surtout que beaucoup de gens ne peuvent pas vraiment prendre la parole. Si vous travaillez pour une banque ou que vous êtes susceptible de le faire, vous êtes sur la réserve. C’est pareil dans le monde académique. On a les mains liées dans beaucoup de domaines. Il y a des conflits d’intérêts et des clients parmi ces banques. Peu de gens peuvent parler librement et se montrer critiques dans un moment pareil.

N'est-ce pas une partie du problème?

A mon avis, c’est pareil dans toutes les crises. D’expérience, lorsqu’une multinationale ou un gros acteur est en difficulté, on trouve peu de gens pour faire des commentaires à visage découvert, de manière indépendante et sans conflit d’intérêt. De mon côté je n’ai aucun conflit d’intérêt d’aucune sorte.

Pourquoi doit-on attendre sur les médias étrangers pour savoir ce qu’il se passe? Pourquoi n’y a-t-il finalement que des analyses après coup et pas de fuites d’information en amont dans cette affaire?

Le fait que ce soit le Financial Times et Bloomberg qui aient eu tous les scoops est riche d’information. Cela montre d’abord que c’est du côté anglosaxon de ces banques que des personnes haut placées étaient impliquées. Les journaux anglosaxons sont très, très bien connectés, car c’est toujours dans les entités proches des activités de marché que se passe l’action. Credit Suisse aux Etats-Unis, UBS aux Etats-Unis, à Londres, c’est là où il y a le plus d’enjeu et de risque.

En 2008 par exemple, lorsque j’ai enquêté sur UBS, je n’ai rien trouvé à Zurich, on ne savait rien. Mes deux sources clés étaient dans le Connecticut et à New York.

Pour le cas de Credit Suisse, JP Morgan et Morgan Stanley ont été consultés pour aider à ce que le deal se fasse. Là-bas, les discussions étaient suivies de très près. Bien avant qu’il soit question de fusion entre Credit Suisse et UBS, l’analyste de JP Morgan a écrit une note très lue en évoquant la nécessité d’une fusion UBS-Credit Suisse, sous prétexte que Credit Suisse ne pouvait plus être viable en l’état. On se demandait comment il avait pu pousser un scénario aussi déterminant pour l’avenir d’un pays dans son coin, à un moment où ce genre d’analyse était très scrutée. Son avis a eu énormément de poids. Les médias anglo-saxons n’avaient pas de tabou. Ils traitaient le sujet sans aucun sens du sacré. Ils n’essayaient pas de rassurer, ni de préserver, ils y allaient.

C’est un peu ce qu’on attend du journalisme financier, sauf que là cela avait des effets très directs sur la panique des clients suisses. Un impact démesuré.

Est-ce que les sources ici ne savent pas, ou c’est plutôt qu’elles ne veulent rien dire?

La haute direction est à Zurich, mais elle n’a pas parlé. Pas à des médias suisses en tout cas. Ce qui aurait pu fuiter dans la Sonntagszeitung n’a pas fuité cette fois. Par contre, d’autres gens très impliqués dans cette discussion, qui savaient exactement ce qu’il se passait, n’avaient aucun problème à parler au Financial Times ou à Bloomberg. Était-ce par intérêt? Le but était-il de rassurer directement les investisseurs anglo-saxons? Les plus gros investisseurs du Credit Suisse comme d’UBS sont les gros fonds internationaux.

Donc cela montre où sont les connexions de ces banques – quels journaux, quelle place financière – où sont leurs marchés les plus risqués, les plus impactants et où sont leurs investisseurs. Ce sont des banques fondamentalement internationales avec des activités déconnectées les unes des autres. Entre l’activité suisse et celle sur le marché américain, c’est comme s’il y avait deux banques en une, avec différentes cultures d’entreprise.

C’est le prix de l’internationalisation à outrance.

En quoi est-ce que cette crise est une conséquence de l’utilisation abusive de la planche à billets pendant la crise Covid?

Cela a créé de l’inflation. Les monnaies se sont dévaluées et dès que les denrées comme le pétrole, le gaz et tous les autres types de produits sont devenus rares, il y a eu une explosion des prix. Il a donc fallu relever les taux d’intérêt pour contenir la hausse des prix. Ce faisant, on a menacé tout le marché spéculatif des gens qui empruntent bon marché pour investir. C’est ce que font les spéculateurs: ils empruntent à très court terme pour investir et empocher la différence. Il y a des gens qui font ça toute la journée. C’est un marché gigantesque.

Après dix ans de taux d’intérêt bas, énormément de gens l'ont fait, ce qui a entraîné une masse phénoménale de crédits spéculatifs à court terme non provisionnés à taux très bas. Et qui ne supporte pas la hausse des taux d’intérêt, car ils n’ont pas de provision pour payer plus, ils empruntent tout, ils sont à découvert.

Toutes ces positions de trading insolvable, risquées, non provisionnées, spéculatives, à levier maximal se sont retrouvées menacées par la hausse des taux d’intérêt. Des banques comme Credit Suisse sont directement exposées de mille manières différentes à ces marchés.

Quelles sont les conséquences directes de cette crise sur Monsieur et Madame Tout-le-Monde?

On nous a expliqué que ces sauvetages n’allaient rien coûter directement au contribuable. Ce sera bien entendu le cas indirectement. Si la Confédération émet de la dette, elle paie plus de charges financières, ce qui veut dire qu’une partie de nos impôts va payer cette charge plutôt que d’aller dans l’éducation, la recherche, les transports, les infrastructures, etc.

Si la Banque nationale suisse utilise la planche à billets pour créer des liquidités afin de mettre à disposition 250 milliards à UBS et Credit Suisse, elle dévalue le franc suisse, ET donc le pouvoir d’achat de notre épargne, de nos salaires et de nos retraites. Peut-être pas par rapport à l’euro qui se dévalue en même temps, mais par rapport à l’or, qui est une très bonne référence. Comparé à il y a vingt ans, il faut pratiquement quatre fois plus de francs suisses pour acheter la même once d’or, dont la valeur n’a pas bougé. Plus on crée de l’argent et moins il a de valeur.

Quelles auraient été les conséquences si on avait laissé Credit Suisse faire faillite?

Si Credit Suisse avait fait faillite, cela aurait été très difficile. Il y a 50'000 employés qu’il aurait fallu replacer. Il y aurait eu beaucoup de chômage, une crise très aiguë, potentiellement d’autres faillites d’entités hedge funds connectées à Credit Suisse dans le système global, mais cela aurait aussi été un vaccin définitif pour ne pas recommencer.

«Il aurait mieux valu laisser Credit Suisse faire faillite»

Pourquoi l’économie libérale a choisi d’être libérale? Parce que cela responsabilise l’entreprise privée. Quand elle gagne, elle empoche ses gains sans limite, mais quand elle perd, elle doit assumer la totalité de la perte. Cela la dissuade très efficacement de prendre des risques non-gérés, pour éviter de perdre de la même façon. A contrario, quand on sauve tout le temps des entreprises défaillantes, elles recommencent à prendre des risques insensés puisqu’elles n’en n’ont pas payé le prix.

Ce qui nous coûte le plus cher, c’est ce qu’il se passe depuis quinze ans. Des faillites bancaires régulières avec sauvetage et dévaluation de notre argent

En gros, il aurait mieux valu la laisser faire faillite?


 
Oui, parce qu’alors, de telles erreurs ne seraient plus jamais reproduites, tant la piqûre aurait été dissuasive, et le contribuable serait gagnant sur le long terme. Un système qui ne peut pas faire faillite, c’est une économie planifiée, soviétique, sans faillite et sans libre concurrence. Sauf qu’ici, on sauve, mais on ne gagne rien du tout. Nous sommes les garants ultimes du système financier, car nous offrons une assurance permanente, mais gratuite. Ce qui est une aberration économique totale. Même en URSS, on n'a jamais vu ça!

Si je faisais tout le temps des accidents de voiture et que j’allais voir mon assurance auto, ils me mettraient une prime monstrueuse. De la même façon, cette prime d’assurance des banques devrait refléter le coût que représente la garantie que nous, les citoyens, offrons.

Est-ce qu’on fait semblant de ne plus connaître les lois de l’économie? Oui. Quand il y a des faillites de grosses entreprises privées, tout le monde est frappé d’une amnésie par rapport aux lois millénaires de l’économie. Mon but est de les rappeler.

L’entier de notre système économique n’est-il pas basé sur des aberrations? Lorsque l’on sait que l’argent n’existe pas sans dette, par exemple. N’est-on pas condamnés à perpétuer les mêmes crises éternellement?

Si tout le monde finit par être payé en retour pour ce qu’il contribue, ce n’est pas une aberration. Si les dettes finissent par être remboursées, si l’intérêt sur ces dettes est payé, si ceux qui encaissent des gains sont ceux aussi qui font des pertes, si ceux qui n’ont pas de gain ne font pas non plus de perte, s’il y a cette logique économique, ce n’est pas aberrant.

Mais s’il y a du lobbying qui fait en sorte que le secteur financier encaisse tous ces gains sans aucune limite, restriction et très peu de régulation dans le secteur non-bancaire par exemple, mais qu’à la baisse, quand il perd des montants phénoménaux c’est l’argent public qui finance, c’est une aberration. Elle a été créée par beaucoup de lobbying. Cela crée des distorsions qui font que nous ne sommes plus dans les lois de l’économie, du capitalisme ou du libéralisme. C’est irrationnel et quelqu’un doit le dire.

Comment fait-on pour changer cela?

Il faut d’abord informer le public. La complexité de la finance est devenue une barrière et permet à ses acteurs de s’acheter encore 10, 20 ans… le temps que l’on ait compris, ils sont déjà à la crise suivante. Il faut avoir les informations en temps réel. Elles sont les outils de décision du citoyen. Il nous faut donc savoir ce qu’il se passe, ce qu’on paie, ce qu’on perd, ce qu’il y a comme transfert de richesses de l’argent public vers le secteur privé.

Pour l’instant, on incite les gros acteurs de l’économie à défaillir régulièrement. Le gros acteur doit être totalement dissuadé de défaillir en étant sûr que c’est lui qui portera l’entier de ses responsabilités. Tant qu’il pense que quelqu’un va payer les pots cassés à sa place, il a tout intérêt à prendre les risques maximaux pour encaisser des gains maximaux, puis aller mendier son renflouement aux 8 millions de citoyens suisses. Ce qui ne correspond à rien: ce n'est ni communiste, ni libéral, ça ne correspond à aucun système valable.

Une fois qu’on a compris, comment agir? Une des solutions ne serait-elle pas de mettre son argent uniquement dans les banques qui n’ont pas également une activité de marché?

Là vous parlez d’une forme de boycott des banques qui nous exposent à des risques? Peut-être. Malheureusement les citoyens n’arrivent pas à se mobiliser pour faire bloc. Il y a les initiatives populaires. On peut aussi déconnecter les rémunérations des dirigeants de la tentation de prendre un maximum de risque sur les marchés. On peut aussi forcer les banques à se scinder, à ce que les activités de marché ne dépendent plus du tout d’une banque avec des déposants et qu’elles fassent faillite de leur côté.

On avait essayé sous Clinton et sous Obama de séparer les activités de banque de dépôt et de banque d’investissement, mais rien ne se fait. Le fait d’avoir laissé le secteur non-bancaire rester hyper-spéculatif et non-régulé fait que les banques exposées à ce secteur restent risquées. On a laissé des failles béantes parce que des représentants du monde des hedge funds et du secteur non-bancaire ont lobbyé massivement. Ils sont très influents à Wall Street et au Congrès américain.

«La promesse démocratique n’est pas visible aujourd’hui»

Cette histoire nous a démontré encore une fois que le Conseil fédéral n’a que faire de l’avis du Parlement et qu’il fait ce qu’il veut – comme pendant le Covid – tout en étant piloté par Washington. Est-ce que la démocratie suisse vantée à travers le monde n’est qu’une illusion?

La démocratie suisse est formidable quand tout va bien. Mais elle disparaît en période de crise, sous couvert d’urgence. Le problème, c’est quand l’urgence devient permanente, quand les crises s’enchaînent à toute vitesse et qu’il n’y a plus de répit d’une crise à l’autre. La promesse démocratique n’est plus remplie à ce moment-là. Elle n’est pas visible aujourd’hui. Dans les moments où on devrait être le plus écouté, on nous dit qu’il y a urgence. Ce sont finalement les moments les plus importants sur lesquels on n’a pas prise.

La finance n’est-elle pas qu’une partie de poker? C’est du moins ce que peuvent inspirer les retombées de la déclaration du saoudien Ammar Al Khudairy, qui avait publiquement annoncé qu’il n’investirait pas davantage dans Credit Suisse.

C’est simplement parce que les fonds spéculatifs ont la possibilité aujourd’hui de faire couler n’importe quelle banque cotée en bourse. Ils peuvent acheter ses titres, les vendre massivement à découvert, se mettre en bloc avec d’autres hedge funds pour faire une action concertée. C’est ce qui avait été fait aussi au moment de l’attaque contre la dette grecque.

Quand des positions vendeuses s’accumulent contre un titre, on signale au marché qu’il y a quelque chose de très dangereux sur ce titre, qu’il faut le vendre. On a donc la capacité de manipuler très fortement les marchés. Cette possibilité-là de pouvoir impunément affecter le cours d’un titre d’une institution qui a des millions de déposants ne devrait pas exister. Pas sous cette forme.

S’il y avait un peu de responsabilité, d’éthique et de protection des déposants sur le marché, on ne ferait pas comme ça. Parce que là on peut abattre, mettre à terre n’importe quel titre sur la base de rumeurs, et cela devient une prophétie auto-réalisatrice. A contrario, une banque très mal gérée mais pas cotée en bourse ne pourrait pas subir cela. Des rumeurs persistantes pourraient lui faire perdre de sa valeur, mais pas de la même manière, ce ne serait pas visible en temps réel, elle pourrait nier. Nous n’aurions pas accès à ses comptes, ni à ses titres de la même façon. Dès le moment où on est coté en bourse, on est vulnérable et ce n’est pas normal.

«Cette contagion du système financier vers l’économie réelle est inacceptable»

Pour reprendre l’exemple de la dette grecque: comment est-ce que la dette d’un pays dont dépendent des millions de citoyens peut être shortée, vendue à découvert massivement, utilisée pour faire n’importe quoi? Malmenée et trainée dans la boue? Ce qui a fait monter les taux d’intérêts sur cette dette à 25% et ruiné tout un pays. Comment est-ce possible?

Les ministres grecs l’avaient relevé, ils étaient très choqués. Ils en ont parlé mais leurs voix étaient inaudibles.

Aujourd’hui les dettes souveraines des pays sont cotées et, pour les petits pays, peuvent être sujettes à des raids baissiers de hedge funds qui décident de la mettre à terre. Et cela crée dix ans d’austérité ensuite pour toute une population. Ce sont ces liens-là qui m’intéressent. Cette contagion du système financier vers l’économie réelle que je trouve inacceptable.

Lorsque l’on voit des milliardaires dont la fortune dépasse le PIB de certaines pays – avec les conséquences que cela pourrait avoir – comment ne pas penser que nous sommes dans un système économique fondamentalement malsain?

Le problème est très concret, là aussi. Si on prend LVMH et Bernard Arnault, dont la fortune dépasse désormais les 200 milliards: ce n’est pas uniquement dû à la vente de produits de maquillage, de parfums et de sacs. Si c’était ça, on pourrait se dire qu’il crée de bons produits et que des gens les achètent. Mais LVMH est cotée en bourse. La bourse a été subventionnée par l’argent des banques centrales pendant dix ans. Société générale a calculé que la bourse est montée deux fois plus que ce qu’elle aurait dû à cause des liquidités des banques centrales. Autrement dit, l’augmentation de la fortune d’un Bernard Arnault serait moitié moindre si cela n’avait pas été le cas.

On a donc des banques centrales qui subventionnent – à nouveau contrairement au principe libéral – pendant des années (de 2009 à 2021, avec trois ans de pause). C’étaient des taux zéro, plus injection de liquidités massives. Les banques centrales achètent le marché, des obligations mais aussi des actions et font monter le marché. Or, de 5 à 10% de la population seulement est exposée au marché. Les 90% qui n’ont pas reçu la subvention des banques centrales n’ont reçu que des salaires. Des salaires qui sont se sont dévalués dans la même monnaie que celle qui a été créée massivement pour acheter le marché. Ceux qui sont exposé au marché ont donc suivi l’inflation et les autres ont été complètement dépassés. Comme les taux d’inflation ne reflètent pas du tout ce phénomène, les salaires n’ont pas été ajustés, ils ont stagné et les dividendes, eux, ont explosé, s’ajoutant au gain boursier.

Il y a donc eu un enrichissement phénoménal pour un LVMH, lié à son bénéfice mais également à la subvention boursière qu’il a reçue gratuitement, sans aucune raison valable, pendant dix ans. Le problème est là: dans le comportement des banques centrales, le soutien sans limite au marché boursier, au secteur bancaire et financier au dépend de l’économie réelle. Ce n’est pas du tout un système libéral.

Quel est l’intérêt pour les banques centrales de doper ainsi la bourse?

Il est géostratégique. Aujourd’hui l’enjeu monumental est que les Etats-Unis gardent leur suprématie économique. Pour ça il faut que leur bourse soit dominante, qu’elle triomphe. Pendant tout son mandant, Trump n’a fait que citer l’indice boursier comme gage de son succès. Au lieu de citer le bien-être économique de chaque américain.

Une telle subvention des marchés administrés par l’Etat en permanence est plutôt un indice de déclin, certainement pas de suprématie. Comme les Etats-Unis ne veulent pas admettre qu’ils sont en déclin, ils gonflent leur bourse et l’Europe les copie dans tout. La Banque centrale européenne s’est donc mise à faire la même chose artificiellement, de la même manière.

«Il y a des gens qui croient que de grandes fortunes se créent sur la méritocratie uniquement»

Son marché n’a pas beaucoup gonflé parce que les investisseurs européens sont allé investir sur le marché américain en premier lieu. Ces déséquilibres sont désastreux, il faut les connaître, s’en informer et répandre l’information.

Il y a des gens qui croient que de grandes fortunes se créent sur la méritocratie uniquement. J’essaie de leur expliquer la part de mérite réel qu’il y a là-dedans et la part de l’intervention des banques centrales qui ont fait monter les marchés sans aucune raison, au dépend des salaires, de l’épargne et de l’économie réelle.

Ne vaudrait-il mieux pas que le système s’effondre une bonne fois pour toute et que l’on recommence à zéro?

Si cela continue comme ça, on aura 1% de personnes richissimes qui tiennent sur une tête d’épingle et qui possèdent 99% des richesses mondiales: ce sera alors game over.

Il ne faut pas en arriver là. Il faut réussir à redistribuer un peu, à réparer le mécanisme de la redistribution. Il est en panne, complètement détraqué.

Vous pensez que c’est possible?

Je crois en la force de l’information. Quand je vois des gens qui sont au courant de rien – même en dehors de la finance – qui pensent par exemple que les Etats-Unis ne sont jamais intervenus en Syrie. Qui n'ont aucune information, qui ne savent pas que les taux d’inflation sous-estiment l’inflation, que les PIB sont très surestimés.

L’économie a cette barrière de la complexité et c’est un problème démocratique. Grâce à la complexité, on peut magouiller pendant des années, en faisant croire aux gens que c’est légitime. Il faut donc informer jusqu’à ce que les gens se réveillent et disent stop! On n'est pas d’accord. Sinon cela veut dire que la haute finance a raison de défaillir régulièrement après avoir encaissé des bonus gigantesques.

Que pensez-vous de l’idée que le BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) s’allient pour créer une nouvelle monnaie?

Cette fois cela pourrait être une vraie alternative d’une monnaie solvable soutenue par beaucoup d’or, d’excédants budgétaires, par des puissances qui sont autonomes politiquement, qui ont des armées et des alliances importantes, beaucoup de volume de commerce et beaucoup de matières premières, surtout. Ce sera donc une monnaie solide et solvable.


 
De l’autre côté, les Etats-Unis vont continuer à essayer d’imposer le dollar envers et contre tout, avec énormément de déploiement militaire et de sanctions économiques. Cela va les obliger à devenir de plus en plus agressifs. Mais au final, ils ne pourront pas résister longtemps car on va vers un système multipolaire. Celui-ci n’est que la réalisation de ce que Bismarck avait dit dans sa théorie de l’équilibre des forces: aucun système ne peut être stable s’il n’y a pas d’équilibre des forces.

«Nous nous sommes enfermés dans des biais géopolitiques»

Les Etats-Unis dominaient beaucoup trop depuis l’après-guerre. Nous n’étions pas dans un équilibre des forces, nous avions une puissance qui imposait ses valeurs, ses conditions et son dollar à tout le monde. Maintenant qu’ils déclinent, cette multipolarité va tenir en respect chacun. Va faire en sorte que personne ne pourra prendre l’avantage et abuser. C’est ce que la raison nous impose à vouloir. C’est ce que je souhaite.

Donc oui, aujourd’hui, nous avons beaucoup de puissances moyennes à grandes qui commencent à prendre plus de place. La Chine sera un peu le parrain de ce nouvel ordre mondial, mais va être très combattue par les Etats-Unis jusqu’au bout. Mais le bout viendra. Car le système qui consiste à utiliser la planche à billets devient insolvable.

Il y a aussi une volonté de la part des pays africains colonisés par la France de s’extraire de cette néo-colonisation en arrêtant le franc CFA.

Oui, c’est très juste. Beaucoup de pays africains résistent aujourd’hui à l’ordre ancien. Ce ne sont plus des pays sous influence française, ni américaine d’ailleurs. Les Russes et les Chinois ont fait beaucoup là-bas pour gagner en influence.

Aujourd’hui, le Nigeria et l’Egypte sont d’une telle importance au niveau continental, ce sont des pays extrêmement peuplés qui vont avoir plus de 100 millions d’habitants. Qui feront partie des huit principales économies mondiales ces 50 prochaines années. On ne pourra pas les contourner. Il faut s’intéresser à ces pays, écouter leur point de vue, observer leurs alliances, leur commerce. Au lieu de continuer à prendre tout le monde pour des sous-développés, il faut commencer à s’intéresser aux autres parties du monde. Leur faire de la place.

Nous nous sommes enfermés dans des biais géopolitiques qui nous éloignent des réalités de ces nouvelles puissances.

Pour revenir à la crise du Credit Suisse: qui sont les grands gagnants dans cette histoire selon vous? UBS?

Les actionnaires d’UBS sont certainement gagnants. Les hedge funds ont généré énormément de profit sur la chute de l’action Credit Suisse et par extension la chute de plein d’autres actions bancaires sur l’Europe. C’était le trade de la décennie: shortez ces titres, gagnez sur leur chute. Il y a eu un demi-milliard gagné en deux jours. Tout ce que les autres acteurs actionnaires de ce titre ont perdu.

Quelques banques de la place ont gagné car elles ont récupéré beaucoup de comptes de Credit Suisse. Notamment en gestion de fortune, mais pas que. Des comptes d’entreprise aussi.

Par contre, les perdants ce sont nous, car nous avons payé le sauvetage ainsi que l’assurance future de cet acteur géant. C’est nous qui l’assurons. C’est vous. Cela vous convient?

Non. Mais j’ai à peu près 100 francs sur mon compte bancaire, alors bon…

A votre place je les mettrai déjà de côté pour le prochain sauvetage!

D’ailleurs, la prochaine banque à se mettre dans une telle panade sera laquelle, selon vous? Bien qu’il soit toujours risqué de faire des prévisions.

Ce qui a l’air de se passer maintenant, c’est que le casino inflationniste reprend. Les banques centrales ont entendu le message des marchés financiers et vont cesser de relever les taux, pour injecter à nouveau des liquidités. Si cela n’avait pas été le cas, peut-être que Deutsche Bank aurait été la prochaine, ou Société générale. Ce sont les banques européennes que les spéculateurs attaquent et qui sont ciblées par des rumeurs.

Les actions de Deutsche Bank ont chuté, puis ont remonté. La banque centrale peut bien les racheter pour éteindre le feu, mais tout cela a un coût. Sécuriser tout cela a un coût. Nous sommes les garants de cette crise et d’autres, pas uniquement dans le secteur financier. Et nous passons chaque fois à la caisse. Pareil pour la pandémie. Nous passons à la caisse sur notre salaire, notre épargne, notre niveau d’endettement, les primes maladies et la pression que l’on subit.

Vous êtes finalement très critique envers un système dans lequel vous vous êtes spécialisée. N’avez-vous jamais été dégoûtée par tout ce bordel? Eu envie de faire autre chose?

Non, c’est vraiment ma passion. Je suis tout le temps en train de regarder le prix du S&P 500, ou du bitcoin, comment ils évoluent par rapport à ce que les banques centrales mettent comme liquidité. Je compare des graphiques. Je fais ça toute la journée, c’est plus fort que moi. Parfois je dois dormir et je n’arrive pas à m’empêcher de le faire.

Et puis j’ai la chance de ne pas avoir été affectée pour l’instant. Peut-être qu’une plus grosse crise pourrait nous impacter plus directement, mais je n’avais pas de compte chez Credit Suisse, je pouvais réfléchir sereinement. Tant que ça c’est possible, c’est un domaine du plus haut intérêt. Sincèrement.

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