Invité de la rédaction

2 oct. 20204 Min

L'«infiltration» dans la «complosphère» de Heidi.news interroge

Mis à jour : mars 29

La série est composée de sept épisodes © Capture d'écran - Heidi.news


Texte publié par la journaliste Myret Zaki, ancienne rédactrice en chef de Bilan


Qu'est-ce qui a fait la réputation de l'infiltration dans le journalisme d'investigation? Des enquêtes de contre-pouvoir, des enquêtes qui révèlent des agissements illégaux ou abusifs restés cachés au public, comme celle de Roberto Saviano au cœur de la mafia napolitaine ou d'autres au cœur de réseaux pédophiles.


 
Qu’a-t-on avec la dernière «opération undercover» de Heidi.news? Rien de tout cela. En rupture avec ce qui a fait la grandeur du journalisme infiltré, on voit de simples citoyens se faire «infiltrer» et dénigrer pour leurs idées. Des idées parfois fausses, certes. Contestataires assurément. Souvent valables et stimulantes aussi pour la démocratie. Folles parfois. Mais tout sauf secrètes, car très largement répandues.


 
L'infiltration de Heidi.news au cœur de la «complosphère», concept arbitraire tiré d'un lexique douteux, m'interpelle fortement. Je découvre en lisant les articles que Chloé Frammery, enseignante de mathématiques à Genève et activiste politique, et que François de Siebenthal, lui aussi militant pour des causes diverses depuis des années, seraient de dangereuses personnes qu'il s'agirait de dénoncer et de mettre au ban. Sans qu'ils aient commis rien d'illégal, leur pensée et leur discours sont présentés sous un jour très négatif, comme s'il s'agissait d'une secte ou d’une cellule terroriste ou fasciste. Leur participation à des initiatives démocratiques comme celle anti-Swisscovid ou Multinationales responsables n’est pas au centre du récit. Des citations bêtes et marginales tirées de quidams et choisies pour leur caractère sensationnaliste sont mises en avant.


 
Or, Chloé et François, je les connais depuis des années: on pouvait les croiser dans de multiples conférences qui parlaient de Monnaie Pleine, de l'or de la BNS, de monnaies alternatives, ils étaient dans l'association AAA qui s'agite dans les assemblées générales, ou avec les Gilets jaunes suisses. Des activités parfaitement légales en démocratie. Ce sont des agitateurs? Certaines de leurs idées prêtent à débat, à rectification? Sans doute. Je les ai souvent challengés lors d'échanges que nous avons eus, j’ai eu mes réserves, mais toujours dans le dialogue et de façon cordiale. Je n'ai jamais pensé une seconde qu’il faudrait les faire taire ou leur nuire. Pour moi, ils apportent un pluralisme d'idées, une dissidence, leurs luttes contre l'accord TISA ou pour des causes écologiques ou humanitaires sont valables. Que j'adhère ou non à leurs idées radicales, je respecte leur droit à s'exprimer.


 
Dans un conflit idéologique, on ne s'«infiltre» pas: on lutte de façon loyale par le dialogue et par les arguments.

«Parti pris absolu»


 
Or, dans les colonnes de Heidi.news, ils sont épiés à leur insu, tournés en dérision, ne sont jamais interviewés directement, ne peuvent donc commenter l'angle tendancieux du journaliste (l'article est un commentaire à la première personne). Et le même article qui les accuse de propager des fake news présente lui-même des faits erronés. Aujourd'hui, Chloé et François démentent 90% de ce qui est écrit sur eux. D'autres articles du même dossier donnent, en revanche, abondamment la parole à Rudy Reichstadt, l’anti-complotiste de Conspiracy Watch et aussi à son pendant suisse Sebastian Dieguez. Double dose du même avis, aucune contradiction en face. Zéro point de vue différent dans ces dossiers. Parti pris absolu. Charge unilatérale au bulldozer contre les «complotistes».

Des calomnies sont proférées contre Chloé et François, on assure qu'ils n'ont jamais voulu répondre à des questions par e-mail; eux démentent. On utilise des images leur appartenant sans leur autorisation. Mais surtout, les deux sont stigmatisés, leur réputation piétinée, leur nom discrédité, sans souci pour les conséquences sur leur vie personnelle. Heidi.news, par la voix de son rédacteur en chef, a annoncé son intention d’interpeller l'employeur de Chloé Frammery (le DIP) pour lui demander à lui et à tout un chacun de se distancer d'elle en raison de ses idées, dangereuses, antiscientifiques et antidémocratiques.


 
Un appel au bannissement. En 20 ans de journalisme, je n'avais jamais vu les journalistes s'engager dans pareille opération. La persécution politique, c'étaient les journalistes qui la subissaient (et la subissent toujours dans certains pays - mon propre père, pour commencer, dans l'Egypte des années 50 à 80).

«La liberté d'expression concerne précisément les idées qui font polémique, pas celles qui font consensus»


 
Le procédé qui a pris Chloé et François pour cible, bien qu'appelé «infiltration», n'a en fait que la forme de celle-ci. L'infiltration en elle-même est inutile ici, car les idées qu'elle cherche à exposer se trouvent partout. Chloé Frammery, François de Siebenthal et bien d'autres militent depuis des années très ouvertement et font tout pour diffuser, et non pas cacher, leurs idées. Plutôt que d'infiltration, il s’agit d'exposer au blâme les idées de ces personnes et de leur entourage. Sorte de fustigation publique, on incite à la mise au ban, on n'hésite pas à s'attaquer au gagne-pain de ces personnes. La conséquence? Terroriser, décourager toutes les idéologies différentes, même légales.


 
Censurer la pensée dérangeante, contestataire, radicale, est un procédé antidémocratique: la liberté d'expression concerne précisément les idées qui font polémique, pas celles qui font consensus.


 
Ainsi, on infiltre des gens pour leurs idées, on laisse croire qu'ils font quelque chose d'interdit, faisant peur à quiconque oserait penser la même chose ou s’engager dans ce type de dissidence. On les qualifie de dangereux alors que ces gens ne sont pas armés, n'appellent pas à la haine ni à la violence.


 
Bref, Chloé et François sont, non pas infiltrés, mais dénigrés pour leurs idées, l'infiltration servant à les railler sans qu'ils puissent directement répondre. Comment des journalistes peuvent-ils jouer un tel rôle dans la société?


 
Aujourd'hui, il est très difficile de faire de l'investigation. Coûteuse en temps et en argent, peu de rédactions ont assez de moyens pour mener des enquêtes de longue haleine. Malgré cela, les meilleures enquêtes sortent dans les médias traditionnels (aussi parce que les fuites se dirigent vers eux en premier, canal le plus crédible).

Mais on ne voit pas beaucoup d'infiltrations des cercles de pouvoir, des fondations Gates, des lobbies propharma. On voit en revanche de simples citoyens se faire moquer, traiter de «dangereux», de «Amish», de «Covidiots», d’«hurluberlus», parce que leurs opinions ne sont pas alignées avec la pensée dominante et les thèses du pouvoir en place.

Le problème, il est là.

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