Roland Jaccard

9 juin 202030 Min

Journal imprévisible

Mis à jour : mars 29

On peut reprocher ce que l'on veut à Roland Jaccard, mais certainement pas un déni d'impertinence! Même si on ne sait jamais très bien si cet écrivain et psychanalyste pense vraiment ce qu'il écrit, la rubrique «Opinions» accueille sa première canaille subversive et anticonformiste, en toute liberté de ton...et de style, dans un journal décomplexé régulièrement mis à jour. Âmes sensibles s'abstenir!

C'est avec beaucoup de peine et de regrets que nous apprenons le décès de Roland Jaccard, ce 20 septembre 2021. Son style, ses réflexions et sa personnalité manqueront infiniment à la littérature et aux tables de ping-pong. Mais pleurer sa mort ne serait pas rendre hommage au voyageur nihiliste qu'il était et qui a désormais pris le large vers d'autres aventures.

Mercredi 6 janvier

Ici s’arrêtent ces notes d’un homme blessé. Il écoute ce que lui chuchote l’enfant qu’il fut: «On ne peut pas être et avoir été.» Il espère néanmoins le retrouver à Lausanne. Il le redoute car il sait qu’il aura des comptes à lui rendre. Se sent-il vraiment responsable de ce qu’a été son existence? La réponse est résolument: NON!

Point final.


Mardi 5 janvier

Rien, ai-je pensé avant de m’endormir, rien ne devrait dans la vie nous frapper plus que ce simple fait: elle finit, éteignant ainsi notre vanité, notre cupidité et notre lubricité, ce dont nous devrions nous féliciter. Ce modeste aveu: j’en suis incapable.
 

Une hypothèse souvent formulée par Proust: tout se passe dans notre vie, comme si nous y entrions avec le poids d’obligations contractées dans une vie antérieure. Auquel cas, j’espère avoir payé mes dettes et n’être pas tenu de repasser par la case départ. Quant aux plaisirs, parfois intenses, que j’ai pu éprouver, ils n’ont jamais été que le prélude à des malheurs illimités. Je présume qu’il en est de même pour chacun. Mais nous pressentons qu’il est préférable de le dissimuler: mieux vaut faire envie que pitié. Et pourtant nous savons bien que nos vies se résument à deux mots: misère et ridicule. C’est le titre que j’avais voulu donner à un de mes livres paru aux éditions Grasset (L’âme est un vaste pays). On m’avait objecté qu’on en vendrait pas un seul exemplaire. J’ai donc appris à maquiller la réalité. Ce dernier aveu: je n’en suis pas fier.


Lundi 4 janvier

Proust a toujours le mot juste. Voici ce qu’il écrit il y a exactement un siècle et qui est d’une actualité brûlante: «Quel malheur que les médecins soient 'consciencieux' et qu’on ne puisse pas leur dire 'tuez-moi' au lieu de 'soignez-moi' puisqu’ils ne peuvent pas vous guérir.» Et d’ailleurs, à force de se croire malade, on le devient. Et parfois on sombre dans un délire collectif. On en vient même à se demander en cette période d’affolement covidien: «À qui profite le crime?»
 

À ce propos, on se délectera avec Le Journal du Corona du basketteur américain Jon Ferguson. Il rappelle à ceux qui l’auraient oublié que contrairement à Disneyland que Walt Disney a créé, le monde n’est pas fait pour nous. À l’origine les gens avaient conscience que la vie était une terrifiante lutte pour la survie. Ils savaient que le monde était un abattoir. Aujourd’hui, ils croient que le monde est à l’image de Disneyland. Et, pire encore, qu’il faut se battre pour sauver la planète. Une planète qui ressemble à un Disneyland mérite-t-elle de l’être, sauvée? Laissons plutôt l’humanité aller à sa perte. Et d’ailleurs, que nous nous en réjouissions ou non, elle s’y précipite. A-t-elle jamais été autre chose que le postillon d’un poivrot divin? Kafka le pensait. Je n’en ai jamais douté.


Dimanche 3 janvier

Aucun peintre ne m’a autant bouleversé durant mon adolescence viennoise qu’Egon Schiele. Il a laissé des traces profondes en moi, autant esthétiques qu’érotiques. Nul n’ignore qu’il est mort à l’âge de vingt-huit ans, fauché au faîte de sa gloire par la grippe espagnole. On sait moins ou on ne veut pas savoir qu’il passa vingt-quatre jours dans la prison de Neulengbach, dénoncé par de zélés mouchards pour outrage aux bonnes mœurs, ce qu’on qualifierait aujourd’hui de pédophilie. De sa cellule, il écrit à Arthur Roessler, un critique d’art qui le soutiendra mordicus: «Je suis obligé d’habiter avec mes propres excréments, de respirer un air suffocant, délétère. Je ne suis pas rasé, je ne peux même pas me laver correctement.» Il doit récurer le plancher de sa cellule: ses doigts sont meurtris, ses ongles cassés. Humilié sans même avoir été condamné. «La castration érigée en institution!» écrit-il encore à l’adresse de ceux qui courent les musées en quête de beauté, des ordures qui désavouent le sexe.
 

Il est soumis à des interrogatoires. D’autant plus troublants, que la procédure concernant le «détournement de mineure avec viol» ne tient pas, même si Tatjana von Mossig, fille d’un haut fonctionnaire, n’a que quatorze ans. Les juges s’acharnent alors sur ses dessins pornographiques. Le marchand d’art Grünewald est lui aussi impliqué, accusé d’avoir propagé des reproductions des dessins de Schiele. À l’opposé des éditeurs français, Gallimard notamment qui n’est pas à une lâcheté près et qui laissera tomber Gabriel Matzneff, Grünewald défendra becs et ongles le grand peintre Egon Schiele. Le procès a lieu à Vienne en septembre 1923. Le procureur demande et obtient le huis clos. Grünewald sortira libre du tribunal, mais deux cents lithos reproduisant des œuvres de Schiele seront brûlées. On sait par des témoignages qu’à sa sortie de prison, Egon Schiele s’enferma dans un silence obstiné et qu’il eut le plus grand mal à reprendre son travail. Les bonnes mœurs et l’art ne font jamais bon ménage.
 

Même si Herbert Vesely ne compte pas parmi les grands metteurs en scène viennois, le film qu’il a consacré en 1980 au destin tourmenté d’Egon Schiele et que la critique française a jugé malsain (il a pour titre Enfer et Passion et il est, bien évidemment, introuvable) mérite le détour, ne serait-ce que pour le charme vénéneux qu’il dégage et la nostalgie de la Vienne impériale qu’il inspire. Jane Birkin y est en outre délicieusement perverse. Que peut-on espérer de plus?

© DR


Samedi 2 janvier

S’il y a un film dont je me souviens plan par plan, c’est The Swimmer de Frank Perry, le film le plus givré du cinéma américain qui fit un flop en 1968, lorsqu’il sortit sur les écrans. Il est alors à l’opposé de l’esprit du temps: sombre et glacial, comme ce nageur, magnifiquement interprété par Burt Lancaster, qui aspire à retrouver sa maison et le fil de sa vie en allant de piscines en piscines. Tout lui sourit lorsqu’il s’invite en maillot de bain bleu au barbecue donné par d’anciens amis. Personne ne sait d’où il vient, ni où il va. Le spectateur pressent qu’il va à sa perte, mais il n’en mesure pas l’ampleur. À l’image de nos existences. Même l’entrée dans une piscine municipale lui sera bientôt interdite: il se métamorphose en looser absolu que même son ex-femme rejette. De piscine en piscine, son charme et son pouvoir de séduction s’éteignent jusqu’à la catastrophe finale, celle qui nous attend tous, nous renvoyant à la solitude de notre propre condition, celle que nous avons toujours voulu écarter. Nous sommes nus et l’heure de fermeture a sonné dans les piscines de notre enfance. Quoique nous ayons entrepris, à la fin nous aurons tout perdu. Tout.
 

On comprend que Burt Lancaster, incarnation du rêve américain et symbole d’une virilité à toute épreuve, ait été de plus en plus mal à l’aise au cours du tournage au point d’exiger que certaines séquences, notamment celle avec son ex-femme (elle l’était dans la réalité), soient tournées par Sidney Polack. Ce sera pire encore. Une malédiction plane sur ce film, comme sur Burt Lancaster. Frank Perry, qui n’a que trente-cinq ans et déjà un chef d’œuvre (David et Lisa) à son actif, meurt d’un cancer. Il faudra près de cinquante ans pour que The Swimmer sorte de la clandestinité et qu’il devienne le symbole de nos désastres intimes. Nous l’évoquons souvent lors de nos dîners au Lausanne Palace en compagnie d’Éric Vartzbed, d’Ivan Farron et d’Isaac Pante. Nous ne serions pas surpris de voir surgir Burt Lancaster en maillot bleu dur. Il s’installerait à notre table et nous confierait: «Moi non plus je n’ai pas compris le sens de ce scénario totalement tordu. Rassurez-moi: la vie ne ressemble quand même pas à cette descente aux enfers?» Nous nous sommes regardés, interloqués. «À quoi d’autre peut-elle ressembler?», ai-je demandé. Mais Burt Lancaster s’était déjà éclipsé.
 


Vendredi 1 janvier 2021

J’ai passé la nuit du Réveillon avec deux amis viennois: Karl Kraus et Thomas Bernhard. Le premier m’a dit: «Avant même de ressentir tout ce que la vie nous infligera, on devrait se faire euthanasier.

Comme nous évoquions un ami psychanalyste, il a ricané :

«La psychologie est aussi inutile qu’un mode d’emploi contre un poison. D’ailleurs, a-t-ajouté, les psychologues devinent très vite le vide intérieur de leurs patients. Ils n’en sont pas moins fiers du baratin qu’ils nous servent sur la profondeur de leurs analyses.

Thomas Bernhard ne manqua pas d’ajouter: «Chacun vit jusqu’à ce qu’il meure. Entre-temps, il se passe beaucoup de choses. Mais pour les autres, c’est rarement intéressant. Le plus souvent, ce n’est intéressant que pour celui qui fait ces expériences. En vérité, chacun ne s’intéresse qu’à lui-même. Toute autre chose n’est que rentabilité indirecte. C’est partout pareil. Les bonnes œuvres, le Sahel, la faim dans le monde ou les épidémies. Ce Monsieur Macron fait, lui aussi, du cinéma, exactement comme ce Monsieur Trump, quelle que soit la perspective qu’on adopte. L’homme ne fait que ce qui va l’avancer à quelque chose, lui permettre de rester dans le coup, croit-il. Même si vous entrez en religion, vous n’avez rien d’autre dans la tête, vous n’avez pas le choix de toute manière. Si vous voulez vous mettre au service des autres, cela ne signifie rien d’autre que vous êtes particulièrement méchant et misanthrope. Je crois qu’il en est ainsi de la foi et de toutes croyances. Voilà.

Avant de m’endormir, ragaillardi par ces spécimens d’humour viennois, j’ai regardé sur mon IPhone les photos «osées» que m’envoie toutes les nuits une certaine Charlène que je n’ai jamais rencontrée, mais qui prend un plaisir insolite à m’allumer. Elle y parvient parfois. Mais d’ici à la voir en chair et en os... Thomas Bernhard s’en détournerait et Karl Kraus se montrerait d’une cruauté facétieuse. Je n’ai pas d’autre choix, à supposer qu’elle débarque impromptu rue Oudinot. Je m’efforcerai de ne pas oublier le mot de Karl Kraus: «Chez la femme, rien n’est impénétrable, sauf sa superficialité.» Et puis, le plaisir érotique ne consiste-t-il pas à multiplier les péripéties? Il serait dommage de s’en priver, même si j’arrive à un âge où la lassitude l’emporte sur la volupté. Raczymov parlerait des travaux forcés de la sexualité, les derniers à nous assurer que nous sommes encore vivants. Mais est-il bien nécessaire de l’être, sinon pour prouver aux autres qu’on est encore dans le coup?


Jeudi 31 décembre

Certains jours, on se demande pourquoi tenir un journal: si peu de choses à dire et si banales de surcroît. Une année s’achève (encore une, mais quand donc cette mauvaise farce s’arrêtera-t-elle?) et la seule chose qui me vient à l’esprit en cette période de suspens pandémique, c’est une réflexion de Luis Buñuel (La fièvre monte à El Pao) que je cite de mémoire: au nom du serment d’Hippocrate, qui place par-dessus tout le respect de la vie humaine, les médecins ont créé la forme la plus raffinée des tortures modernes: la survie. Nous vivons une étrange période où les foules se précipitent pour les applaudir. Nous sommes passés d’une démocratie libérale à une biocratie totalitaire. Je suis toujours surpris que les gens y voient un immense progrès et réclament un tour de vis supplémentaire. Deux jeunes filles m’expliquaient hier qu’elles se sentaient enfin protégées. Elles avaient vu comme moi un reportage à la télévision sur la Corée du Nord et n’étaient pas loin de penser que c’était un régime idéal. J’ai préféré ne pas entrer en matière, moi le vieux mâle blanc à l’agonie. J’ai songé: «Vivre? À quoi bon? Pour pleurer ta jeunesse dans un monde qui n’est plus le tien?»


Mardi 29 décembre

Paris est la ville qui dégage la plus forte sensualité: les rencontres y sont aisées et les affaires vite conclues. Sans ce climat érotique, elle perdrait beaucoup de son attrait et on ne reculerait pas frileusement devant la mort. L’espoir d’une amourette dont on ignore quel tour elle prendra, est un élixir divin. On respire à Paris l’air de la liberté. Si j’étais honnête, j’écrirais: on y respirait l’air de la liberté. Avec la dictature hygiénique qui s’est instaurée et dont chacun pressent qu’elle n’est que le prélude à un asservissement général, Paris a des allures de vieille rombière. Le désir s’est éclipsé.
 

L’homme est l’ensemble des relations qu’il entretient avec ses semblables, disait Karl Marx. Lorsque les liens s’effilochent, autant prendre la fuite. Lausanne, à cet égard, est une ville idéale. On n’ y est par pourchassé par le fisc le seul ami qui ne vous abandonnera jamais et la possibilité d’y mourir en douceur face à un des plus beaux paysages du monde vous est accordée avec une simplicité toute helvétique. Les stars hollywoodiennes ne s’y sont pas trompées quand elles se sont installées sur les rives lémaniques. J’aspire à en faire autant. J’ai connu le meilleur à Paris. Un dernier coup de chapeau à Lausanne, la ville qui m’a vu naître et où je ne désespère pas de mourir, ne serait pas pour me déplaire. Mais je n’oublie jamais pour autant que l’avenir est assis sur le genou des dieux. «Quel avenir à quatre-vingt ans?», m’a demandé en ricanant cette sauvageonne de vingt ans. La sagesse des jeunes filles s’accorde parfaitement avec la folie des vieillards. Évitons donc les femmes de notre âge, les seules hélas qui nous sont encore aisément accessibles.


Lundi 28 décembre

Les femmes savent-elles écrire? Parfois, certes. Bien que j’en doute. Il leur manque le sens de l’absurde et du dérisoire. Jeunes, elles sont prisonnières de leurs sentiments. Vieilles, de leurs ressentiments. Rares sont celles qui parviennent à s’échapper. S’il me fallait en retenir une, ce serait Dorothy Parker, dont l’épitaphe gravée sur son urne funéraire: «Excusez- moi pour la poussière» est un trait de génie. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, toutes les femmes devraient s’excuser pour la poussière...
 

Il n’est guère surprenant que Dorothy Parker se soit liée d’amitié avec les Fitzegald et, bien sûr, avec Louise Brooks. J’ai éprouvé également une certaine sympathie pour Anaïs Nin qui se réjouissait d’avoir couché avec son père. C’est un aveu qu’on ne trouve jamais chez nos écrivaines contemporaines. Mais pour le ressentiment, force m’est d’admettre qu’elles sont imbattables, Annie Ernaux en tête.
 

Extraites de ses Hymnes à la haine, voici comment Dorothy Parker les décrit:

«Et puis il y a les Petites Fleurs Sensibles,
 
Les Pelotes de Nerfs...
 
Elles ne ressemblent pas aux autres et ne se privent pas de vous le rappeler.
 
Il y a toujours quelqu’un pour froisser leurs sentiments,
 
Tout les blesse...très profondément,
 
Elles ont toujours la larme à l’œil...
 
Ce qu’elles peuvent m’enquiquiner, celles-là, à ne parler jamais que des Choses Réelles,
 
Des choses qui Importent Vraiment.
 
Oui, elles savent qu’elles aussi pourraient écrire...
 
Les conventions les étouffent:
 
Elles n’ont qu’une seule idée, partir... partir Loin de Tout!
 
Et moi je prie le Ciel: oui, qu’elles foutent le camp!

© DR


Dimanche 27 décembre

Rien de plus pertinent que cette réflexion de La Bruyère: «Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent.» J’aspire à cette tranquillité et pourtant je continue d’écrire sans doute avec le vague espoir de survivre.
 

Ce qu’il y a de plus attristant dans l’idée de mourir, écrit Raczymov, ce n’est pas tant que cette fin constitue celle de notre précieux moi, du bonheur indicible qu’on a eu à vivre au moins jusqu’à cet âge, d’un monde qui s’éteint fatalement avec nous..., c’est que... C’est que quoi au juste? Qui peut répondre à cette question?
 

Kafka lui-même se demandait pourquoi il écrivait, alors même qu’il allait mourir et que la souffrance que cela impliquait était si disproportionnée en regard de l’intérêt modeste que le public lui portait. Pour approcher ce mystère, Raczymov relit Un artiste de la faim, court récit posthume de Kafka qui est la chose la plus triste, la plus déchirante qu’il lui ait été donné de lire. Pourquoi diable ce vieil artiste en cage qui s’inflige jusqu’à quarante jours d’abstinence, que le public le suive ou s’en détourne, alors qu’il n’est plus qu’une loque en paille, persévère-t-il à présenter ce spectacle absurde et dérisoire? Un gardien de la ménagerie lui pose la question. L’artiste trouve alors un reste de force en lui pour articuler quelques mots. Non, dit-il, nul ne doit l’admirer. Il n’y a rien d’admirable dans ce qu’il fait. Il obéit à une contrainte. Pourquoi jeûne-t-il? «Parce que je n’ai pas pu trouver l’aliment qui soit à mon goût. Si je l’avais trouvé, je n’aurais pas fait d’histoires, croyez-moi. Et je me serai rempli la panse comme tous les autres.»
 

Raczymov aussi est un artiste de la faim. Et c’est pourquoi je trouve une telle saveur à ses notes sur l’amour de la littérature. Ulysse a mis dix ans pour naviguer de Troie à Ithaque... mais il savait où il voulait aller. Christophe Colomb, lui, ne le savait pas, même s’il croyait le savoir. Il allait là où personne avant lui n’était allé. Cette ignorance de la destination, c’est ce qui fait le véritable écrivain: il ne se réjouit jamais d’avoir atteint son but, même s’il en rêve. Je comprends maintenant pourquoi Henri Raczymov a intitulé son livre: Ulysse ou Colomb, un excellent titre en définitif.
 


Samedi 26 décembre

Ce n’est pas Henri Raczymov qui m’attendait dans mon studio, ni son fantôme, mais son dernier livre: Ulysse ou Colomb, un titre peu engageant pour un essai composé de notes sur l’amour de la littérature. Bien que l’ayant édité à l’époque glorieuse des Presses Universitaires de France, j’ai rarement rencontré Raczymov, mais je le considérais déjà comme un de nos meilleurs écrivains français. Il n’est que de lire: Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité (un excellent titre pour le coup) pour en être convaincu. J’ai donc aussitôt feuilleté: Ulysse ou Colomb pour m’assurer qu’il n’avait rien perdu de sa verve. Expérience concluante sur laquelle je reviendrai.
 

Les quelques pages qu’il consacre, alors qu’il est en pleine dépression, aux succès littéraires dont se gargarise sur un ton geignard un de ses meilleurs amis (j’ai cru reconnaître Serge Koster, ce pauvre Serge avec lequel je regrette de m’être moi aussi brouillé) sont hilarantes. Il vient à l’esprit de Raczymov en écoutant son ami que Proust avait bien raison d’avancer que l’amitié, autant que l’amour, n’est qu’une illusion, une chose dont la pureté n’est pas si claire.

Idée peu originale certes, mais qu’on ne cesse d’expérimenter, la dernière fois en ce qui me concerne, ce fut avec Steven Sampson, j’y reviendrai également. Je voulais simplement citer à ce propos ce proverbe chinois: «Être ami toute une vie avec un homme signifie manger avec lui plus d’un sac de sel.» Mais justement, est-on ami toute une vie, même en Chine? S’interroge ironiquement Raczymov. Il y a de la férocité et de l’humour dans son essai. Il compare la littérature à une partie de poker menteur. Il n’a pas tort.


Notes d'un homme blessé

Sans doute eût-il mieux valu que je ne revienne pas à Paris. Quitter le Lausanne Palace pour ce studio exigu où se bousculent des souvenirs, mais où plus personne ne m’attend, quelle étrange idée. J’y ai passé près de quarante ans. La moitié de ma vie. Et maintenant, je peine à grimper les escaliers. Cette expédition est la dernière, me suis-je dit en arrivant au cinquième étage.


 
Mon cadeau de Noël pour ma première nuit rue Oudinot fut une insomnie tenace accompagnée de maux d’estomac. Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie, surtout la nuit. J’ai cherché quelques compagnons. Les noms qui me sont venus à l’esprit, sont toujours les mêmes: Imre Kertész, Thomas Bernhard et, bien sûr, Cioran. Tous des enfants de la Mittel Europa. Albert Caraco soulageait également mes brefs cauchemars. Avec lui, le suicide n’est pas seulement une injonction, mais un acte. J’avais laissé mon flacon de Nembutal à Lausanne par peur d’un contrôle à la douane. Quel idiot je fus! Il ne faut jamais voyager sans son sirop mexicain.

Me jeter par la fenêtre? Je n’en aurais pas eu le courage. Ce n’était pourtant pas l’envie qui me manquait. Il ne me restait plus qu’à me souhaiter «Joyeux Noël» puisque plus personne ne le ferait. Et à écouter quelques Schlager pour me bercer en attendant que la nuit s’achève. Mais elle ne s’achèvera jamais et il n’y aura plus d’aubes glorieuses, me suis-je dit encore.


Octobre 2020: Roland Jaccard étant tout aussi imprévisible que son journal, il a décidé le temps venu de s'affairer à de mystérieux projets et reprendra lorsque sa mission secrète (et certainement peu recommandable) sera accomplie.


Le Covid vous salue bien!

Le Covid n’est pas un vampire.

Le Covid se passe de votre consentement.

Le Covid se demande pourquoi il terrorise la planète entière.

Le Covid, pour s’excuser, a décidé de réduire sa charge virale.

Le Covid a affaibli la foi en la médecine. Il observe le docteur Knock avec attendrissement.
 

Le Covid est assez fier de jouer à la star dans les chaînes d’info.

Le Covid ne porte pas de masque et ne respecte aucune distanciation: il est plus humain que les humains.

Le Covid n’a jamais voulu faire de mal à personne. Juste assurer le spectacle: il y est parvenu au-delà de ses espérances.

Le Covid se réjouit d’avoir rétabli la discipline dans les lycées.

Le Covid est monogame: il a pratiquement éradiqué l’adultère.

Le Covid se moque des virologues et des épidémiologistes qui blablatent sur le sanitaire sans prendre en compte le salutaire.

Le Covid nettoie un peu la planète: il fait le boulot que les écolos sont incapables de mettre en musique.
 

Le Covid lutte à sa manière contre la surpopulation.

Le Covid juge les humains désespérément dépourvus d’humour, incapables de se réjouir de leur disparition.

Le Covid est nietzschéen: par-delà le Bien et le Mal.

Le Covid aurait préféré être King Kong plutôt qu’un misérable petit virus.

Le Covid vous salue bien et tire sa révérence. Rassurez-vous: avec ou sans vos barrières de précaution, il disparaîtra lui aussi. Comme il le répète volontiers: «C’est la vie!»


Le nihilisme apocalyptique d'Albert Caraco

Albert Caraco était un homme courtois, approuvant toutes les sottises et se gardant de paraître plus savant ou plus spirituel qu'il ne l'était. C'est ainsi qu'il se décrit et c'est ainsi qu'il m'est apparu quand je l'ai croisé à Lausanne aux éditions L'Âge d'Homme, à la fin des années soixante. Il vivait alors avec son père au Beau-Rivage Palace et publiait en Suisse, ce qui permettait aux critiques français d'ignorer son œuvre. Cet homme effacé, presque insignifiant, portait en lui un secret, un secret que je découvre aujourd'hui seulement, près de quarante ans après sa mort. Ce secret, c'est qu'il concoctait une œuvre si féroce, si dévastatrice, si prophétique qu'il fallait être mentalement dérangé pour y succomber. Lui-même, il le pensait, ne pouvait qu'en être la victime consentante. Il vivait dans l'ombre de la mort. Et son père, Monsieur Père, était le dernier lien qui l'attachait à la vie. En le voyant dormir, il songeait que s'il ne s'éveillait pas un beau matin, il le suivrait de bonne grâce. Il ne tenait pas à marcher sur ses traces. «Ah! Quelle horreur que la vieillesse! Plutôt mourir sept fois!», écrivait-il. Quelques heures après la mort de Monsieur Père, il se pendit, imprimant ainsi à son œuvre un sceau d'authenticité dont nul ne se soucia.

Le suicide de Caraco passa aussi inaperçu que ses livres. Il n'était pas un rentier du désespoir. Il était le désespoir même. Si je suis passé à côté de lui, comme beaucoup d'autres, c'est que ses propos racistes m'insupportaient et que la préciosité de son style me déconcertait. En réalité, il avait tout simplement du style et se montrait plus clairvoyant que nous ne l'étions alors, surtout quand on collaborait au quotidien Le Monde qu'il tenait pour la plus méprisable des gazettes. Il soutenait que la France, après avoir collaboré avec les Allemands, avait une seconde fois en une génération choisi le mauvais parti, celui des nations arabes par haine invétérée des Juifs. «Ce que la France, écrivait-il, ne pardonne pas au peuple d'Israël, c'est d'avoir retrouvé le chemin de l'honneur et de n'avoir pas  capitulé comme elle. Au moment où les Juifs sont devenus un peuple militaire, la France aura cessé de l'être (...) Les misérables rédacteurs du Monde se trompent avec application et depuis force années, ce qu'ils écrivent paraît destiné plus souvent aux Arabes qu'aux Français, ils arabisent les Français, ils les négrifieront bientôt... » J'étais un de ces misérables rédacteurs. C'est dire si, en dépit de mon admiration pour Israël, l'amère pilule caracolienne me restait au travers de la gorge. Certes, mon ami Cioran tenait à peu près les même propos dans l'intimité. il n'était pas loin de penser, comme Caraco, que les Arabes étaient un peuple en trop rongé par le fanatisme pour lequel la castration serait une charité. Étant totalement étranger à toutes formes de racisme, je ne pouvais que l'être à celui de Caraco ou de Cioran. Il est vrai qu'ils étaient l'un et l'autre des lecteurs d'Oswald Spengler et moi de Salut les Copains dans un premier temps et de Playboy ensuite. De Freud enfin. Mais, comme eux, je ne doutais pas que la tolérance est une duperie et le respect une forme de délire hypocrite. Quant à la fraternité, je n'étais pas loin d'être en accord avec Caraco quand il écrivait dans son Bréviaire du chaos que nous oublions un peu facilement que ceux d'en face sont des mendiants et des vengeurs, laids, malsains, vicieux, cruels et despotiques, plus roués et menteurs que nos sophistiques à la mode. Il visait Sartre, bien sûr, et à travers lui tous les faux-monnayeurs d'un monde plus juste.

Rien ne serait plus faux que d'imaginer Albert Caraco sous les traits d'un vieux ronchon, vivant reclus et nourrissant par dépit une vision du monde un peu rance. Il naît à Constantinople le 8 juillet 1919 dans une famille de banquiers juifs. Soucieux de donner à leur fils unique l'éducation la plus cosmopolite, ses parents l'entraîneront successivement à Vienne, à Prague, à Berlin, puis à Paris où il fera ses humanités à Janson-de-Sailly, avant qu'il ne soit obligé de s'exiler en Amérique latine où il obtiendra non sans mal la nationalité uruguayenne qu'il conservera jusqu'à sa mort en 1971. Il écrira indifféremment, comme Cioran d'ailleurs, en allemand, en espagnol, en anglais et en français, goûtant les civilisations à leur apogée: la France du XVIIIe siècle, la Chine des Ming et, bien sûr, l'excentricité des écrivains anglais le docteur Samuel Johnson notamment et la profondeur des philosophes allemands. Caraco se considérait d'ailleurs comme l'héritier de Schopenhauer et de Nietzsche. Il ne doutait pas qu'un jour, un jour lointain certes, les Français finiraient par l'adorer, tout comme les Allemands ont adoré Nietzsche: «J'écris le français comme Nietzsche l'allemand, je me sens l'héritier du philosophe et l'on m'appellera demain le légataire du prophète», écrit-il dans Ma Confession. Ce jour tant attendu est-il enfin arrivé? C'est fort probable. Caraco était inaudible. Il est en passe de devenir l'auteur européen par excellence. Un penseur sereinement et froidement athée qui ne se fait d'illusions sur rien, traitant Dieu comme un monstre, les théologiens comme les architectes de chambres de torture, Kant comme l'auteur d'un chef d'œuvre de naïveté avec son projet de paix perpétuelle. Il se moquait également de l'amour maternel, un préjugé dont il convenait par simple hygiène intellectuelle de se débarrasser au plus vite, ce qu'il fit dans un livre sublime: Post Mortem qui débute ainsi: «Madame Mère est morte. Je l'avais oubliée depuis assez longtemps, sa fin la restitue à ma mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, méditons là-dessus, avant qu'elle retombe dans les oubliettes. Je me demande si je l'aime et je suis forcé de réponde: non.»

Par ailleurs, Caraco considère le plaisir sexuel comme un esclavage, ce qui le conduira à la continence. La seule idée d'avoir des enfants le révulse. «S'il régnait un peu de logique dans les têtes, écrit-il, l'homme ayant six enfants serait un criminel, car il revient au même désormais d'avoir six condamnations ou six poupards.» On lui a reproché ces paradoxes: ils seront bientôt des lieux communs. Inutile d'insister sur ce point: l'amour de la vie rappelle à Caraco l'érection de l'homme que l'on pend. Et il attend de la mort qu'elle l'affranchisse d'une vie qu'il méprise autant qu'il la hait. Rarement un homme aussi discret, courtois et cultivé aura manifesté des sentiments d'une telle violence dans une langue aussi châtiée. Comme me l'écrit Alain Bonnand: «Prodigieux bonhomme, qui aura su tout digérer, sa mère, son père... Cerner le rien avant de s'y retirer.»

La pensée de Caraco, comme celle de Cioran, gravite inlassablement autour des mêmes obsessions: le suicide, l'extermination, le racisme, le déclin de l'Occident, la religion, l'inconvénient d'être né, la chasteté et la luxure... Weininger, Wittgenstein et Karl Kraus sont leurs frères d'armes. Si l'un, Cioran, est un ermite mondain, l'autre, Caraco, est un banni. Si l'un feint de ne pas adhérer à ses délires, l'autre ne cesse de s'y plonger... et, parfois, de s'y noyer. Cioran a compris qu'en France, il lui faudrait pour survivre jouer un double jeu. Il avance

© Wikipédia

masqué, dissimulant un passé qui le discréditerait. Caraco ne cache pas son jeu... mais personne ne veut jouer avec lui. Même Cioran le tiendra à l'écart. Il faut lire à ce sujet les souvenirs de Louis Nucera dans Mes ports d'attache, un des rares admirateurs avec Raphaël Sorin, de cet imprécateur disqualifié moins par l'outrance de ses propos que par le fait qu'il ne les tourne pas en dérision. Pourtant, il ne manque pas d'humour. Il suffit de lire son Supplément à la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing pour s'en convaincre.

Caraco n'est pas homme à prendre des précautions. Ce que Cioran chuchote à ses amis quand il les entraîne avec lui dans ses promenades nocturnes, Caraco le proclame haut et fort. Notamment son mépris pour la France, sa haine des Arabes, les ricanements que lui inspirent les idéaux démocratiques et la pitié condescendante qu'il éprouve quand il écoute un homme de gauche. Il ne déplaît pas à Cioran d'être célébré dans Le Monde que Caraco vomit.

Caraco ne transigeait pas: son suicide, à cinquante-quatre ans, dans la solitude la plus totale était la conclusion logique de son nihilisme apocalyptique. Cioran, lui, sera enterré en grande pompe dans une église orthodoxe, conclusion non moins logique de son nihilisme frivole. Il est vrai qu'avant de devenir un modèle de l'esprit français, il avait célébré sans retenue le nazisme et plaidé pour un nationalisme roumain semant la terreur. L'eût-il su qu'un Saint-John Perse n'aurait jamais écrit, ni tant d'autres après lui, qu'«il tenait l'altière pensée de Cioran pour l'une des plus exigeantes aujourd'hui en Europe.

Par courtoisie, Albert Caraco attendra la mort de Monsieur Père pour prendre congé d'un monde qu'il exécrait, réaffirmant auparavant: «Je suis Raciste, je suis Colonialiste. Je crois en l'inégalité des hommes et je professe la nécessité de les réduire en servitude quand ils sont déplaisants, barbares, ignorants ou pauvres.» Je me demande en mettant un point final à ce texte pourquoi je trouvais Caraco odieux dans ma jeunesse et pourquoi je le juge maintenant plus fraternel plus franc en tout cas que tous ceux qui professent un humanisme de façade. Je vous laisse le soin de répondre à ma place.


Roland Jaccard est de retour sur L'Impertinent, après avoir fait le plein de tournois de ping-pong au soleil et de sorbets au thé vert, pour entretenir sa forme olympique.


Mercredi 17 juin 2020
 
Dans la vie, il n’y a guère que deux choix possibles: une corde pour se pendre ou suivre la voix de la raison. L’étudiante de Belfort a opté pour la raison et remis à plus tard son séjour à Paris. Cela m’a soulagé et donné le temps de me plonger dans l’autobiographie de Woody Allen. Il l’a dédiée à Soon-Yi, «la meilleure d’entre toutes», non sans ajouter malicieusement: elle me mangeait dans la main, jusqu’au jour où j’ai vu qu’il me manquait un bras. C’est sans doute le destin de tout couple qui ne prend pas la décision de se séparer dès lors que la routine s’installe, d’autant qu’en général, l’homme recherche des aventures sans lendemain, alors que la femme veut des lendemains sans aventure.
 

Dans le cas de Soon-Yi, l’affaire est plus complexe, Woody Allen ayant été accusé d’être un père incestueux et violeur. Difficile dans ces conditions de l’abandonner, d’autant plus que Mia Farrow le poursuivait de sa haine et qu’il était devenu la cible des féministes. Et puis, être un paria offre quelques avantages qu’il énumère avec son humour insubmersible. «Tout d’abord, écrit-il, on ne vous demande pas sans arrêt de monter sur un podium, d’écrire des phrases élogieuses sur toutes sortes de livres, de sauver des baleines ou de faire des discours pour des remises de diplômes sans compter qu’un type dont la connaissance de la Constitution américaine se limite à l’amendement qui a aboli la Prohibition n’est pas forcément un bon choix pour inspirer des étudiants.» Il raconte que Hillary Clinton a refusé le don qu’il voulait lui faire pour sa campagne électorale. C’est dire si elle méritait de perdre contre Donald Trump.
 

C’est d’ailleurs la grande chance de Woody Allen, il y revient souvent, d’avoir eu le sens de l’humour, sinon il aurait fini comme pleureuse professionnelle dans les enterrements ou monstre dans une foire. Son seul regret: n’avoir jamais réalisé un seul grand film. On le lui pardonnera d’autant plus volontiers qu’il a enchanté notre jeunesse (en tout cas la mienne), la prolongeant jusqu’à lecture de son autobiographie qui vaut bien les quelques nuits que j’aurais passés avec une étudiante de Belfort qui ignore sans doute jusqu’à son existence. Woody Allen dit qu’il aurait volontiers échangé son talent contre celui de Fred Astaire. Je le rassure: il a été notre Fred Astaire.


Mardi 16 juin 2020

Son meilleur film, Annie Hall, confession d’une mélancolie poignante celle des illusions perdues et des amours enfuies , Woody Allen le clôt sur un mot d’esprit qui m’a beaucoup servi lorsque je me piquais de psychiatrie. C’est l’histoire d’un homme qui consulte un ponte de la médecine et lui dit: «Docteur, mon frère est fou, il se prend pour une poule!» «Eh bien, faites-le enfermer», lui suggère le psychiatre. Sur quoi l’homme lui répond: «Je le ferais bien, mais j’ai besoin des œufs!»
 

Commentaire de Woody Allen: c’est à peu près comme ça que j’ai tendance à voir les relations entre les êtres... complètement irrationnelles, folles et absurdes... mais que nous recherchons néanmoins, parce que nous avons besoin d’œufs...
 

Le plus insensé, c’est cette jeune fille de Belfort qui a vendu ses bijoux de famille pour passer quelques nuits avec moi. J’ignore tout d’elle. Elle me dit être dégoûtée de l’existence, suicidaire et apprécier les Schlager des années soixante, donc correspondre parfaitement à la typologie jaccardienne. Je l’ai vivement dissuadée de me rejoindre rue Oudinot, sans doute en pure perte. Évidemment, il est toujours possible que ce soit une aimable plaisanterie concoctée par mes potes. Sa photo laisse présager le meilleur, ce qui n’est pas un bon signe.
 

En revanche, j’ai bien reçu ce matin: Soit dit en passant, l’autobiographie de Woody Allen. J’y reviendrai. Et pour conclure ce mot de Woody: «Je ne crois pas à l’au-delà, mais j’emmène quand même un caleçon de rechange.»

La bande annonce d'Annie Hall

Lundi 15 juin 2020

Quel soulagement de savoir que les restaurants parisiens sont à nouveau ouverts. Je vais pouvoir retourner chez Yushi, ma cantine japonaise rue des Ciseaux, et me remettre au Natto dont la presse (je donne mes références: The Guardian et le British Medical Journal) suggère que c’est le meilleur vaccin contre le Covid-19 et même, dans des cas bénins, un remède efficace. Des scientifiques japonais ont observé que, dans les régions où les Japonais mangent beaucoup de Natto, pas un seul décès lié à ce virus n’a été observé. Des chercheurs néerlandais sont arrivés à la même conclusion après avoir découvert un lien entre les formes graves de Covid-19 et une carence en vitamine K, essentielle à la production de protéines qui régulent la coagulation et peuvent protéger contre les maladies pulmonaires. Grand consommateur de Natto, me voici donc condamné à la santé.
 

Après ces considérations un peu pédantes, mais qui raviront les hypocondriaques, j’en viens à la drague sur le Net qui explose avec la fin de la pandémie. Nous en parlions avec des amis au Golfe de Naples (c’est ma cantine italienne) et je les ai amusés en leur racontant que, pour éviter de me faire arnaquer, je demande leur carte d’identité aux jeunes femmes qui me demandent un peu d’argent pour se rendre à Paris. La plupart m’expliquent navrées qu’on leur a volé leur sac, mais que je dois leur faire confiance. Elles me proposent des cams érotiques pour me rassurer sur leur identité. Par curiosité, j’accepte, mais je ne reviens pas sur ma décision. Pas de papiers d’identité, pas de coupons.
 

La dernière en date, prétextant qu’elle était japonaise et qu’une Japonaise tient toujours parole, m’a harcelé pendant quelques semaines avec des photos auxquelles je n’étais pas insensible. Il s’en est fallu de peu pour que je ne cède. Mais elle a commis une erreur fatale en m’envoyant une photo de son billet de train. La Gare de Lyon où elle devait arriver, avait été remplacée par la Gare Saint-Lazare. Le diable se niche dans les détails: ma jolie Japonaise a raté son coup. J’en étais presque navré pour elle. L’escroquerie est un art difficile qui réclame plus d’attention et de perspicacité que bien des métiers. Si j’étais encore en lien avec elle, je lui conseillerais de se reconvertir dans le commerce de Natto.

Même pour une Japonaise, l’arnaque n’est pas toujours facile... © DR


Dimanche 14 juin 2020

Karl Kraus, ce témoin de l’apocalypse viennoise, notait que tôt ou tard «ce qu’on fait à la langue, on le fera à l’homme.» Quand j’entends comme hier, Place de la République, lors d’une manifestation anti-raciste, des Africains scander: «Mort aux Juifs», je ne peux m’empêcher de penser que nous arrivons au stade ultime d’une décadence que personne ne voit parce que tous l’ont acceptée: la démolition des structures de la pensée avec la ruine de la langue. Au point que le français est devenu une langue étrangère aux Français eux-mêmes.


Y a-t-il du racisme en France? Ni plus, ni moins que partout ailleurs. La différence engendre la haine, disait Stendhal. Il semblerait néanmoins que les Français d’origine africaine ne soient pas plus stigmatisés que d’autres, affirmait un spécialiste noir des problèmes de ségrégation à la télévision. Et il comparait les Africains formés en Afrique à ceux qui viennent des banlieues. Les premiers n’ont aucune difficulté à trouver du travail en France, car ils sont beaucoup mieux qualifiés, alors que les autres sont de la racaille inculte dont personne ne veut. D’une certaine manière, ils sont devenus plus français que les Français eux-mêmes. Je buvais du petit lait en l’écoutant. Mon ami Amar, élevé au Mali dans une école tenue par des religieux, corrobore ces propos. Il n’est pas surprenant, ajoutait-il, que les Coréens et les Chinois avec lesquels il travaille, considèrent avec condescendance quand ce n’est pas avec mépris la France telle qu’elle se décompose depuis un demi-siècle. L’apocalypse finale se rapproche! Pour qui se réjouit aux spectacles du déclin, ce n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle.

Karl Kraus, témoin de l’apocalypse. © DR


Samedi 13 juin 2020

Rêvé cette nuit que j’étais au Café Central, à Vienne, en compagnie de Thomas Bernhard. Il était en verve, se gaussant de la quête de perfection des artistes. En fin de compte, me disait-il et je ne pouvais que l’approuver, tout conduit à l’échec, tout finit au cimetière. Vous pouvez faire ce que vous voulez, la mort nous emporte tous et alors tout est terminé. La plupart se laissent emporter par la mort dès l’âge de dix-sept ou dix-huit ans. Les jeunes gens d’aujourd’hui se jettent littéralement dans les bras de la mort. À douze ou quatorze ans, il sont déjà morts.
 

À une table voisine, un vieux monsieur d’allure très distinguée et qui suivait notre conversation, l’interrompit pour lui demander ce qu’il pensait de la lecture nihiliste de son œuvre. Visiblement irrité, Thomas Bernhard lui répondit: «Je m’en bats l’œil, ça m’est complètement égal, la façon dont les gens lisent mes textes.» Le vieux monsieur insista: «Même s’ils vous appellent ensuite au téléphone pour vous dire qu’ils ont envie de se suicider avec vous?» Thomas Bernhard coupa court à la conversation assez sèchement: «Dieu merci, presque personne ne m’appelle plus.» Puis il se tourna vers moi et me dit «Qu’est-ce qu’ils peuvent être raseurs ces piliers de café.»
 

Puis, dans un monologue dont je ne saisissais pas tout, il évoqua le mariage idéal: il ne peut exister que si la femme est la servante de l’homme. Évidemment, ce n’est jamais le cas. Alors autant rester célibataire. Oui, ajouta-t’il, j’ai bien aimé Les belles endormies de Kawabata. Et aussi la façon dont il s’est donné la mort. C’est d’ailleurs la meilleure chose qu’un écrivain puisse faire: se donner la mort. Il me regarda fixement et grommela: «Si tu te suicidais maintenant, j’aurai le plus grand respect pour toi.»
 

Sur ces mots, je me réveillai encore interloqué. Et je me demandai si le respect de qui que ce soit, fût-ce de Thomas Bernhard, m’importait. La réponse fut évidemment: non. Et je ne doutais pas que c’est celle qu’il attendait de ma part.

Thomas Bernhard. © DR


Vendredi 12 juin 2020

Il a suffi qu’elle apprenne que j’étais un ami de longue date de Gabriel Matzneff et que je travaillais avec Elisabeth Lévy à Causeur pour que cette étudiante à Sciences-Po rompe immédiatement tout lien avec moi. Pourtant, au départ, je la fascinais: elle me proposait même de jouer aux échecs avec elle, voire à d’autres jeux. Bientôt, il ne me restera plus que Marion Maréchal!

Roland Jaccard, jadis. © DR


Jeudi 11 juin 2020

Après avoir livré un combat acharné contre le réchauffement climatique, après avoir soutenu #MeeToo, après avoir lutté contre le virus de Wuhan et nous être confinés, nous voici toujours en vaillants petits soldats sommés d’étrangler l’hydre raciste.
 

Décidément, les humains soucieux de s’enrôler sous la bannière du Bien ne ménagent pas leurs efforts pour des causes perdues. Est-ce par esprit moutonnier? Par hypocrisie? Pour flatter leur narcissisme? Pour tromper leur ennui? Peu importe, en réalité. Si j’osais, je dirais que c’est par une forme d’aveuglement qui les empêche de voir que tout est foutu et que leurs engagements ne changeront rien au fait que les humains n’ont jamais été et ne seront jamais disposés à s’aimer. Chacun patauge dans ce monde boueux, s’efforçant de s’en tirer au mieux, fût-ce au dépens d’autrui. Certains y parviennent et c’est rarement glorieux. Autant en emporte le vent, comme disait François Villon, voleur, assassin et poète. Comment d’ailleurs n’a-t-on pas interdit depuis longtemps le film inspiré par le roman de Margaret Mitchell? Hitler le considérait comme un chef-d’œuvre absolu. Voilà qui aurait déjà dû éveiller des soupçons.

L’homme en quête de lui-même. © DR


Mercredi 10 juin 2020

Je souscris pleinement à cette formule de Bernard-Henri Lévy, irrité par notre hygiénisme exacerbé, qui ne comprend pas qu’à la place de l’ancien contrat social, on ait instauré un nouveau contrat vital qui nous conduit tout droit à cette servitude volontaire, chère à la Boétie. Il s’explique dans un petit livre, Ce virus qui rend fou. L’instauration d’un État Thérapeutique me révulse et, pour ma part durant ce confinement, j’ai veillé à ne changer en rien mon style de vie. J’ai toujours été persuadé qu’il faut pleurer les hommes à leur naissance et non à leur mort. Rares sont ceux qui m’ont approuvé. Seule une étudiante de Sciences Po, attirée par ma sulfureuse réputation, a bravé les interdits pour passer quelques nuits intenses chez moi. J’espérais la revoir après le déconfinement: ce ne fut pas le cas. J’appris par des amis communs qu’elle avait fait une tentative de suicide. Ce serait à porter à son crédit si elle n’avait pas totalement disparu, me laissant plus que des regrets: je m’étais vraiment attaché à elle. Elle me rappelait mon passé et, pour une fois, sans doute la dernière, j’avais trouvé avec elle une complice avec laquelle je pouvais parler de Walras et de Pareto.

© DR

Qui se souvient encore de Vilfredo Pareto (1848-1923)? Avec Léon Walras, il enseigna l’économie politique et la sociologie à l’Université de Lausanne. Prophétique, il avait annoncé quelques traits de la crise européenne d’aujourd’hui. Par exemple, que l’élite dirigeante d’aujourd’hui, composée presque uniquement de «renards», hommes de ruse et d’expédients, déracinés et toujours enclins à la nouveauté Emmanuel Macron en est un bel exemple (il les opposait aux «Lions») a perdu la confiance des masses, mais croit encore pouvoir résoudre tout problème par des combinaisons médiocres. Affaiblie par un humanitarisme sans vigueur, elle recule devant l’emploi de la force, dessinant ainsi le paysage politique que nous avons sous les yeux. Pareto est l’auteur d’une sentence qui est restée gravée dans tous les esprits: «L’Histoire est un cimetière d’aristocrates.»


Comme il était excitant, entre deux ébats amoureux, de pouvoir évoquer Pareto et sa circulation des élites avec cette délicieuse amante qui pensait avoir encore un avenir devant elle. Mais y a-t-il encore un avenir pour les insoumis et les êtres d’exception? J’en doute fort: les médiocres, les incultes et les conformistes ont désormais toutes leurs chances. Oui, le monde d’après sera le même que celui d’avant, mais en pire.
 

Je ne vous ferai pas l’affront de citer le nom de l’auteur de cette réflexion. Sans doute un lecteur de Pareto.


Mardi 9 juin 2020

Au courrier ce matin le roman de Jean-Paul Enthoven, Ce qui plaisait à Blanche. D’un classicisme raffiné, d’une érudition qui désarçonnera les jeunes générations, d’un snobisme élevé au rang des beaux-arts. Avec des réflexions philosophiques qui m’enchantent. Par exemple, sur ce qui reste de la vie quand on prend conscience que tout ce que l’on vivra jusqu’à son dernier jour, le meilleur comme le pire, a déjà été vécu. «Ce moment, écrit Jean-Paul Enthoven, où l’on sait que toutes les sensations à venir, bonnes ou mauvaises, ne seront jamais que la répétition de sensations anciennes et déjà éprouvées. Le reste de la vie, c’est ce qui advient quand, par un décret du destin, rien d’inédit ne peut plus surgir dans l’existence. Ni un paysage. Ni un être. Ni un désir. Ni un chagrin.» Il faut être tenté par la déchéance et imprégné de Benjamin Constant, de Proust et de Cioran pour apprécier à sa juste valeur ce roman hors du temps de l’ami Enthoven. C’est ma première impression, mais comme chacun le sait, la première impression est presque toujours la plus juste. Les unhappy few seront comblés par ces adieux à la littérature d’Enthoven. Les autres se perdront dans les brouillards d’un temps jamais retrouvé.


Je suis toujours troublé par ces jeunes filles, souvent des adolescentes encore, qui se masturbent sur Snapchat en implorant d’être traitées de salopes et de grosses putes. Ce spectacle me laisse songeur. C’est parfois excitant de les encourager dans ces exercices d’humiliation qui me rappellent les confidences d’un psychanalyste qui avait sur son divan une féministe aguerrie et célèbre qui passait des nuits à se faire baiser par des Noirs dans des hôtels miteux proches de la Gare de Lyon. Même Freud n’ayant rien compris à la psychologie féminine, selon son propre aveu, j’y renonce aussi. Tout en soupçonnant que seule l’humiliation leur procure une réelle jouissance. Évidemment, on peut rétorquer avec Lacan que si toute femme cherche un Maître, c’est pour mieux le dominer ensuite.

    23150
    12