Amèle Debey

12 nov. 202318 Min

«Israël a-t-il laissé démarrer l'attaque du Hamas afin de recréer l'union sacrée de la société?»

Mis à jour : 21 nov. 2023

Bernard Wicht est expert en stratégie militaire et privat-docent à la Faculté des sciences politiques de l'Université de Lausanne. Auteur de nombreux ouvrages, il est également chargé de recherche au Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris (CNAM). A l'heure où les conflits s'intensifient dans le monde, il fournit une analyse percutante des enjeux géopolitiques en Ukraine comme à Gaza.

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Amèle Debey, pour L’Impertinent: En début d’année, vous disiez que la guerre en Ukraine avait ouvert la boîte de Pandore d’une guerre contre l’Europe occidentale. Êtes-vous toujours sur la même ligne?

Bernard Wicht: Oui, et je vais même encore plus loin: je considère que l'attaque du Hamas, le 7 octobre est l'ouverture d'un deuxième front. L’Europe et les États-Unis étaient déjà bien «empêtrées» avec l’Ukraine, où ils ont montré toute leur faiblesse dans cette affaire. Et voilà un deuxième front encore plus complexe et délicat. De mon point de vue – et je fais ici uniquement une analyse stratégique – cette attaque est soutenue par l'Iran et fixe encore plus à l'Est la puissance américaine et l'Europe avec. On voit combien les chefs d'État occidentaux se succèdent à Jérusalem, non seulement pour apporter leur soutien, mais surtout pour essayer d’éviter toute escalade.

Ce que j'entends par guerre n'est pas un remake de la guerre froide ni de la Deuxième Guerre mondiale; un affrontement entre armées régulières. Selon moi, cette guerre a déjà éclaté. Si vous regardez la situation en Europe, les narcotrafiquants ont des activités qui augmentent de manière exponentielle. On a deux États considérés presque comme des narcoétats: les Pays-Bas et la Belgique. Puis les banlieues des grandes villes sont en effervescence pour différentes raisons. Il y a donc déjà un premier foyer conflictuel.

Viennent ensuite les flux migratoires qui traversent toute l'Europe et montrent que celle-ci n'est plus du tout capable de se protéger. Ces mouvements passent de la Serbie au Royaume-Uni, de l'Italie à la Suède, à la Norvège, etc. En tant qu’analyste parlant du point de vue du temps long historique, je compare volontiers ces flux aux invasions qui ont mis fin à l'Empire romain.

Il ne s’agit pas de crier aux barbares! Mais avec les recherches des vingt dernières années sur la chute de l'Empire romain, on sait désormais que ce qu’on appelle les «grandes invasions» étaient principalement des «grandes migrations» de populations venant s'installer dans l'Empire.

De plus, l'Europe a montré qu'elle était sans défense. Elle n'a plus rien dans ses arsenaux, elle a puisé tout ce qu'elle avait. Le débat en Suisse sur les vingt-cinq chars ou les dix mille obus qu'on pourrait donner (ou pas), montre bien que tous les pays de l'OTAN raclent les fonds de tiroirs. L'Europe est ouvertement désarmée!

Quel lien faites-vous entre la guerre en Ukraine et celle au Moyen Orient?

Mon analyse est que le conflit en Ukraine est une guerre par procuration lancée par les États-Unis et l'OTAN contre la Russie. Angela Merkel l’a explicitement reconnu en disant que les accords de Minsk (en 2014) avaient été conclus uniquement pour laisser le temps à l'armée ukrainienne de monter en puissance. L’analyse était sans doute que la Russie allait s'empêtrer dans ce conflit comme les États-Unis se sont empêtrés au Vietnam. Mais, les stratèges russes semblent plus habiles que leurs homologues occidentaux.

En une année et demie de conflit, on voit que le problème est de plus en plus du côté occidental, avec la nécessité d'investir des moyens colossaux pour soutenir à bout de bras l'effort de guerre ukrainien. En outre, on ne peut plus s’approvisionner en gaz russe bon marché, il faut se tourner vers le gaz nord-américain qui est beaucoup plus cher. Il ne faut pas oublier que tout cela faisait partie du scénario russe.

«L'objectif de Poutine est la déstabilisation du système occidental dépendant du dollar»

En effet, Vladimir Poutine s'est exprimé en janvier 2022 devant le think tank russe Valdaï. Il y a déclaré que le «scénario guerre» devenait une hypothèse crédible, que l’objectif principal n’était pas le rattachement des provinces autonomistes du sud-est de l'Ukraine, mais la déstabilisation du système occidental totalement dépendant du dollar. Or le dollar est particulièrement volatil, comme tout le monde le sait.

On voit bien que ce calcul est en train de se réaliser: l’Allemagne, le moteur économique de l’Europe, est en récession. Les autres pays ne vont pas bien, la France est en situation quasi insurrectionnelle. L'Europe occidentale souffre énormément de ce conflit avec une inflation galopante. Le Royaume Uni en souffre de manière extrême.

Mais quel est le lien avec le Moyen Orient?

C’est un peu la réponse du berger à la bergère. Quand on voit que les États-Unis sont complètement empêtrés dans la guerre en Ukraine, avec notamment un blocage à la Chambre des représentants, leur mettre la patate chaude du conflit Hamas-Israël dans les mains, c'est leur créer un deuxième problème.

Quand j'ai appris le déclenchement de l'attaque le 7 octobre, ma première réflexion a été de me dire: «Mais pourquoi le Hamas veut-il rendre un tel service à Israël?» Pourquoi je disais ça? Parce que depuis le début de l'année, voire même la fin de l'année dernière, la société israélienne vit une fracture très, très grave. Les journaux israéliens, les journaux des communautés juives d'Europe qui analysent cette situation le disaient: «la société israélienne est au bord de la guerre civile» à cause de la réforme projetée de la Cour suprême. Israël n’ayant pas de constitution, c’est cette Cour pour ainsi dire qui joue le rôle de cadre juridique, de garant de la démocratie et des institutions.

Les réservistes de l'armée se sont mis en grève, en particulier les pilotes. Or, l'armée de l'air israélienne est l’outil principal de défense d'Israël. Quand vous avez des pilotes militaires «de milice» qui refusent de servir, on comprend que la fracture est énorme. Or, l’attaque du Hamas a provoqué précisément l'union sacrée et la société israélienne a retrouvé immédiatement sa cohésion. C’est pourquoi ma première réflexion a donc été de considérer que le Hamas avait vraiment mal choisi son moment.

«Le déclin états-unien s’accélère!»

Mais après… lorsque l’on voit les Américains dépêcher deux groupes aéronavals dans la région, qu'ils doivent pour cela dégarnir leur flotte dans l'océan Indien qui est censée porter secours à Taïwan, que non seulement ils ont de la peine à produire les munitions suffisantes pour entretenir l'armée ukrainienne, mais qu’en plus maintenant ils vont devoir produire des munitions pour entretenir l'armée israélienne. A mon avis, c'est ce qu'on appelle «l'ouverture d'un second front» qui vient fixer la puissance américaine et la tire vers le bas. Le déclin états-unien s’accélère!

Pour mémoire à ce propos, en 2003 les Etats-Unis entrent en Irak au nez et à la barbe de l'ONU, de l'opinion mondiale et contre l'avis de deux de leurs grands alliés, la France et l'Allemagne. En 2023, où sont-ils 20 ans après? En histoire, 20 ans ce n’est rien. L'Empire romain, pour s'effondrer, pour passer de la séquence 2003 «c'est nous les plus forts» à 2023 «calmez-vous les gars, on a plus tout à fait les moyens», il lui a fallu trois siècles.

On a beaucoup parlé de cette fameuse contre-offensive ukrainienne qui a fait pschitt récemment. Comment est-ce que vous voyez ce conflit se terminer?

Pas tout de suite en tout cas. Nous sommes plusieurs à penser que l'armée ukrainienne n'était absolument pas en mesure de livrer cette guerre et nous avons des éléments assez solides pour soutenir cette opinion: en 2021, les forces militaires ukrainiennes enregistrent 6000 morts qui n'ont rien à voir avec les combats. Les raisons étaient les suivantes: alcoolisme, suicide, bizutages qui tournent mal et mauvaise manipulation des armes et des explosifs. Pour quelqu'un qui a un peu la connaissance du fonctionnement d'une armée, ça veut dire quoi? Que celle-ci n’est pas opérationnelle!

La Russie avait une telle armée dans les années 1994, au moment de l'affaire à Grozny, en Tchétchénie. Les soldats vendaient leurs armes pour acheter de l'alcool, les officiers étaient corrompus. Il a fallu une dizaine d'années et une poigne de fer pour remonter l'armée russe et en faire un outil efficace, comme c'est le cas à l'heure actuelle. Par conséquent, dire que les Ukrainiens vont gagner, c’est comme si je disais à un de vos confrères de la page sportive que le club de football de troisième ligne de Bourg-La-Pontet a battu Manchester United hier soir et s'est qualifié pour la finale de la Coupe. C’est aussi évident que ça.

«Toute la génération ukrainienne des jeunes hommes de 18 à 43 ans est utilisée comme chair à canon»

Deuxièmement, je reviens à ce que je disais tout à l'heure, les Russes ont une vision de la stratégie différente de la nôtre. Ils ne cherchent pas nécessairement à l'emporter sur le terrain. Ils regardent l'adversaire comme un système (ça remonte à la pensée marxiste dont ils sont les héritiers) et ils se demandent comment le déstabiliser.

Est-ce que les Russes voulaient envahir l'Ukraine? Pourquoi se mettre sur les bras un pays dont la moitié de la population (la partie ouest) leur est défavorable et qui, après une année et demie de guerre, est passablement détruit? Ils n’ont pas intérêt à le faire. Alors pourquoi faire cette guerre et pourquoi rester sur le terrain sur la ligne de front actuelle? Parce qu'on aurait pu aussi envisager qu’une fois les deux provinces et Marioupol reprises, ils se retirent.

Je pense que c'est le blocage au niveau diplomatique qui a amené les Russes à se dire «bon, on va jouer l'usure et épuiser le potentiel, non seulement militaire, mais démographique de l'Ukraine». Puisque toute la génération des jeunes hommes de 18 à 43 ans est en train d'être utilisée comme chair à canon sur le champ de bataille.

Ouvrons une parenthèse. Ce qui me fait dire ça, c’est qu’en ce moment les historiens réanalysent la guerre civile espagnole de 1936-1939. Grâce à l'ouverture des archives et grâce au fait que les émotions se sont un peu apaisées dans la mémoire du peuple espagnol. Ce qui est intéressant, c'est qu'on avait toujours pensé jusqu'il y a deux ou trois ans (au moment où les nouvelles études sont parues) que le général Franco, le chef des Nationalistes qui a gagné la guerre, était un homme politique très habile, mais en revanche un piètre stratège qui avait prolongé la guerre inutilement pendant deux voire trois ans. On donne des exemples tout à fait véridiques. Tout au début de son intervention, il aurait pu foncer sur Madrid, alors peu défendue. Si la capitale était tombée à ce moment-là, les Républicains se seraient assis à la table des négociations et auraient accepté un cessez-le-feu. Maintenant, avec la publication des archives, on peut constater noir sur blanc que Franco a sciemment voulu prolonger la guerre précisément pour épuiser le bassin démographique républicain. Et il le dit dans ses carnets, dans ses notes d'État-Major: «à quoi sert-il de gagner la guerre quand le pays reste infesté de vos ennemis?»

Il a sans cesse laissé des opportunités ouvertes aux Républicains pour attaquer et à chaque fois, ils se sont fait démolir. Parce que, comme les Russes, à l'heure actuelle, Franco disposait d’une large supériorité de feu. De mon point de vue, la stratégie russe à l’heure actuelle est exactement la même.

Les deux endroits où les forces russes ont accepté la bataille, c'est Marioupol, une ville russophile, il ne faut pas l'oublier, où ce sont les unités tchétchènes qui ont porté le poids des combats. Et Bakhmout, pour des raisons stratégiques, où ce sont les mercenaires de Wagner qui ont mené les combats. On voit donc cette volonté d'épargner le soldat russe et de casser le potentiel ukrainien. Et, de ce côté, les fissures commencent à apparaître au grand jour.

Depuis le début du conflit, Zelensky est hissé au rang de héros, invité à faire des discours aux Oscars, aux Golden Globes, dans les Parlements d’Europe, traité comme une véritable star. Et je me demandais s'il n'y avait pas aussi un intérêt de sa part de faire durer ce conflit? Parce que l'être humain est quand même un être assez faillible et bourré d'égo. Zelensky a-t-il aussi un intérêt aussi à ce que ce conflit perdure?

C'est une excellente question. Au moment où la guerre éclate, dix ou quinze jours après le début de l'attaque russe, il y a les premiers pourparlers de paix qui auront lieu en Turquie. Et les Russes qui participent à ces entretiens disent que les Ukrainiens ont mis des propositions très intéressantes sur la table et qu'on s'achemine vers une négociation possible. C'est l'OTAN, l’UE et les États-Unis qui vont dire à Zelensky: «Vous retirez immédiatement ces propositions de paix. On va vous soutenir et vous allez faire la guerre».

Je pense donc qu'à partir de là, oui, il y a dû y avoir un changement. A un moment donné, Zelensky se dit «puisque je n'ai pas d'autres choix, alors allons-y, allons-y jusqu'au bout». Et il a fait sans cesse monter les enchères de ce point de vue-là.

Du point de vue stratégique, cette histoire de contre-offensive, c'est quand même un peu une affaire de grand guignol. Lorsqu’on prépare une contre-offensive, on cherche à cacher le plus possible ses intentions à l'ennemi pour le surprendre. On se montre faible si on est fort, on se montre fort si on est faible. On ne va surtout pas crier sur tous les plateaux de télévision, dans tous les grands journaux: regardez, on va faire une contre-offensive et ils vont reculer jusqu'à l'Oural. Ce n'est pas sérieux!

«Le front ukrainien uni est en train de craquer de toutes parts»

Ensuite, quand il est allé dire à en France, à Londres, aux États-Unis, qu'il n’était pas prêt pour cette opération, il a fait monter les enchères. Je pense donc qu'il y a maintenant un jusqu'auboutisme qui s'explique aussi avec les défections au sein de son gouvernement. Il y a quelques mois, le ministre de la Défense ukrainien a été limogé, soi-disant pour une affaire de corruption qui ne tient pas vraiment la route à propos de vestes militaires commandées en Turquie.

De plus, un de ses conseillers souhaitait se présenter contre lui aux élections 2024 parce qu'il pensait qu'il fallait trouver une solution négociée avec les Russes. Et maintenant, Zelensky a annulé les élections pour l'année prochaine. Ce front uni est en train de craquer de toutes parts.

La guerre au Moyen-Orient profite-t-elle à Poutine?

Oui, et c'est pour ça que je parle d'un second front. Il est vraiment difficile, cette fois, de faire passer le Premier ministre Netanyahou pour Winston Churchill et le chef du Hamas pour Adolf Hitler. Ce qu'on a fait avec l’Ukraine et la Russie. Il y a une fracture au sein de l'opinion publique qui se manifeste par la montée de l'antisémitisme et de l'islamophobie.

Cela profite énormément à Vladimir Poutine et surtout, cela grève lourdement l'économie occidentale. Pourquoi? Parce que cette économie est complètement financiarisée. On a vu l'influence de cette guerre sur la bourse. L'Occident s'est gravement désindustrialisé. Il est dépendant de pays comme la Chine, ou le Vietnam et bien d'autres pour la production proprement dite. Donc oui, pour Vladimir Poutine c’est une aubaine.

Comment est-ce que l'attaque du 7 octobre a-t-elle pu arriver sur le plan technique?

Quand on lit les blogs de soldats israéliens qui n'étaient pas forcément en service à ce moment-là, mais qui ont fait service sur la ligne de démarcation Israël-Gaza, ce qui est frappant c’est que tous sont surpris par le fait que l’on n’ait rien vu venir: «Il y a des capteurs partout, un chat miaule, on l'entend, donc comment a-t-on pu passer à côté d'une telle chose», se demandent-ils?

Est-ce que vraiment les services de renseignement israéliens n'ont rien vu? Ou bien est-ce qu'ils ont vu la chose, mais étant donné la fracture grave au sein de la société israélienne, ils se sont dit qu’ils allaient laisser démarrer cette attaque, afin de recréer l'union sacrée de la société israélienne? La question mérite d’être posée. D'autant plus que ce n'est pas la première fois qu'on a ce genre de scénario.

Dans les années 90, au moment où s’engageaient de vraies négociations entre Israël et les organisations palestiniennes, au moment où le gouvernement israélien était ouvert à trouver une solution, à chaque fois que les négociations progressaient de manière intéressante, il y avait un attentat islamiste, un kamikaze qui allait se faire sauter sur une terrasse à Tel-Aviv ou ailleurs.

À tel point que les ambassades occidentales en Israël avaient évoqué la possibilité d’une officine des renseignements manipulant une fraction extrémiste des groupes palestiniens et qui les faisait agir à chaque fois pour bloquer le processus de paix et les négociations. Est-ce que ce scénario s'est répété?

Est-ce que vous pensez que l'hypothèse, soulevée par plusieurs ONG, selon laquelle Israël aurait utilisé des bombes au phosphore sur Gaza est crédible?

C'est très difficile à dire. A l'heure actuelle dans ces guerres, que ce soit celle en Ukraine, ou au Moyen-Orient, on est comme dans une enquête d'Agatha Christie avec le détective Hercule Poirot qui découvre un crime et qui se rend compte que tout le monde lui ment. Il doit donc démêler le faux du vrai en fonction de sa connaissance de la société et de la psychologie humaine.

Je vous rappelle à cet égard que l’on cherche toujours les armes de destruction massive en Irak… sans oublier l'affaire des pouponnières de la soi-disant maternité de Koweït City.

A l'heure actuelle, l’opinion publique occidentale réagit de manière essentiellement émotionnelle. Si vous parlez de bombes au phosphore qui ont tué des enfants, vous vous garantissez un capital de sympathie. Or, le capital de sympathie d’Israël est en train de fondre comme neige au soleil.

Vous parliez de l'inflation tout à l'heure, de pénurie d'électricité… Mais je me demande si la guerre n’a pas bon dos. On a fait marcher la planche à billets comme des tarés pendant la crise Covid, le fameux «quoi qu'il en coûte». N’est-ce pas un peu simpliste de mettre l’inflation sur le dos de ces conflits?

Vous avez tout à fait raison. Dans le domaine économique, on joue avec le feu depuis la chute du mur de Berlin. On a complètement financiarisé les économies occidentales. Ce qui compte, ce n’est pas la qualité et la valeur des produits que l’industrie est capable de mettre sur le marché, ce sont les dividendes des entreprises.

En Suisse, on est un peu épargnés par ça, pour une raison assez mal connue des Suisses eux-mêmes: 70% d'une classe d'âge dans la jeunesse choisit la formation professionnelle en entreprise. Donc on a une grande partie de la jeunesse qui, dès le départ, va être confrontée à un problème de production, d'exportation de produits, de qualité, etc. L’Allemagne non plus n'a pas complètement versé de ce côté-là. D'ailleurs elle a très peu externalisé sa production, même quand elle était en difficulté, elle a toujours conservé les industries sur son sol. Mais le reste de l'Europe a tout externalisé. Par exemple, la Grande-Bretagne est un pays qui construisait des voitures, des avions, qui avait une industrie de pointe en matière électronique et maintenant ils n'ont plus rien. Même Rolls-Royce et les autres grands noms ont été repris par les entreprises étrangères.

Il suffit de regarder le Brexit. Ils ne se sont pas du tout rendu compte dans leur démarche combien ils étaient dépendants de l'étranger et du grand marché européen pour le fonctionnement de leur société. Un exemple qui va exactement dans le sens de votre question: les Britanniques sont des mangeurs de porc et ils importent cette viande d'Allemagne. C'est quand même incroyable! Les élevages de porcs allemands sont plus attractifs du point de vue financier qu'une production locale.

On a affaibli notre économie, on l’a financiarisée, on l’a fait coller au dollar. En 2009-2010, il y a eu la crise de l'euro provoquée pour sauver le dollar. C'est la banque Goldman Sachs qui avait, en réécrivant le budget grec, permis à ce pays de rentrer dans la zone euro, alors qu’il ne remplissait aucun des critères. En 2009-2010, c'est la banque Goldman Sachs qui retire sa crédibilité à la Grèce et qui fait s'effondrer l'euro.

Donc la guerre a bon dos, mais c’est le déclencheur qui manquait. Et quand Poutine dit qu’il peut déstabiliser l'Occident parce que son système économique est fragile, c'est une analyse parfaitement correcte.

Est-ce que les États-Unis protègent Israël plus par intérêt que par conviction, pour garder le contrôle sur la région?

Il y a de ça, je pense. Il y a aussi l'importance politique de la communauté juive aux États-Unis, qui est un des grands bailleurs de fonds du Parti démocrate. Les États-Unis ont un lien extraordinairement fort avec la protection d'Israël. Au moment où Obama est choisi comme candidat, après les primaires, au sein de la du Parti démocrate, sa première phrase est de réitérer son soutien à l'État d'Israël.

Une chose à laquelle on a peu pris garde, c'est qu’en 2023, les Américains ne sont plus là. Ils ne sont plus au Moyen-Orient. L'Irak, c'est un chaos. L'Iran est avec la Russie. Et, fait absolument incroyable, la Chine a réussi à rétablir les relations diplomatiques Iran-Arabie Saoudite. Alors que l'Arabie Saoudite est, en tant que grande monarchie pétrolière, l'alliée fidèle et inébranlable des États-Unis depuis longtemps. Que ce soit pendant l'Intifada dans les années 80 et ensuite, au moment de la guerre entre le Hezbollah et Israël en 2006, ou avec le développement de la colonisation qui faisait grincer des dents toutes les populations arabo-musulmanes.

Pour l'Arabie Saoudite, ça n'a jamais été un problème de se présenter comme l'allié privilégié et fidèle des États-Unis. Or maintenant, ils ont changé d'orientation: rapprochement avec l'Iran, ennemi presque héréditaire des États-Unis, et ils veulent faire partie du BRICS. Celui-ci s'annonce quand même comme un pôle international visant à rétablir un monde multipolaire et non plus un monde unipolaire. On assiste à un vrai tournant.

Mais justement, est-ce que le conflit au Moyen-Orient ne déstabilise pas la création des BRICS?

Non, je ne pense pas. Parce que la rue arabo-musulmane n'est pas aussi tolérante vis-à-vis de la politique israélienne, de la colonisation des territoires, du blocus de Gaza. Les BRICS se renforcent. La Russie a réussi à rassembler autour d'elle un pôle arabo-musulman avec principalement l'Iran, peut-être l'Arabie Saoudite qui se rapproche, le Qatar et l'Asie.

Il y a une chose qui est claire et qu'on n'a pas vraiment relevée parce qu'on a pensé que c'était un détail: l'utilisation des milices tchétchènes dans la prise de Marioupol. Avec les combattants tchétchènes qui se filmaient sur TikTok en criant Allahu Akbar avec la kalachnikov en l'air, c'était un message on ne peut plus clair. Désormais, on est du côté russe. C'est eux qui représentent le rempart vis à vis du Grand Satan américain. Les Russes ont quand même laissé faire l'Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh aussi, pour des raisons stratégiques. Parce qu'ils ont besoin de pouvoir utiliser la mer Caspienne si jamais ils veulent tirer des missiles sur la flotte américaine qui se trouve soit en mer Rouge, soit en Méditerranée.

Là aussi, c'est à relever, parce que le rattachement du Haut-Karabakh à l’Arménie a été perçu comme une espèce de croisade des chrétiens arméniens contre les musulmans.

Toujours selon mon analyse, on est en train d'avoir un monde qui s'organise autour de trois pôles. On a l'Amérique du Nord. On a la Russie, l'Iran et les BRICS. Et puis on a la Chine. Mais il est un peu difficile de dire où celle-ci se situe parce qu’elle montre les muscles dans le détroit de Taïwan, mais sa situation économique est très mauvaise. Avec les confinements du Covid, ils ont vraiment porté un coup à leur production.

«Le système mondial est gouverné par le dollar, qui lui n'est plus gouverné par personne»

Ils ont ensuite le même problème que l'Europe: la génération des babyboomers part à la retraite. Donc ils ont un manque de main d'œuvre assez important. Et puis, il y a une chose qui explique, de mon point de vue, qu’ils sont derrière les Russes mais ne font ni militantisme, ni de déclarations tonitruantes contre les Etats-Unis: la Chine dépend, elle aussi, du dollar. Elle a racheté un pourcentage énorme de la dette publique américaine. Elle est donc liée au dollar et à son instabilité (selon le principe: si je dois 10’000 francs à mon banquier, c'est lui qui me tient. Si je lui en dois 100 millions, c'est moi qui le tiens).

A l'heure actuelle, le système mondial est gouverné par le dollar, qui lui n'est plus gouverné par personne. Au contraire, la Russie est solide. Elle a un PIB relativement modeste, mais elle a des ressources naturelles suffisantes pour faire marcher son industrie. Elle vend des céréales, du gaz, du pétrole sur des marchés immenses tels que le Pakistan, la Chine, etc. Donc le fait qu'elle ne vende plus de gaz à l'Europe occidentale, c'est nous qui en subissons les conséquences, pas elle.

Il y a donc trois pôles et l'Europe est coincée là au milieu. Mais je ne suis pas sûr qu’elle s’en rende compte.

Israël vient de tirer un missile sur la Syrie. La région est à feu et à sang. Est-ce qu'on va vers la troisième guerre mondiale?

C'est la grande question. J'ai envie de dire qu’on ne peut pas envisager une Troisième Guerre mondiale comme on aurait envisagé une invasion soviétique de l'Europe pendant la guerre froide, ou comme on a vécu la Deuxième Guerre mondiale. Pourquoi? Parce que les États qui sont en mesure de faire la guerre n'ont pas le potentiel démographique pour le faire.

Les Etats-Unis utilisent les Ukrainiens comme chair à canon. On peut dire de même que l'Iran et la Russie utilisent le Hamas comme chair à canon. Lorsque l'Azerbaïdjan a repris le Haut-Karabakh, il n’y avait pas beaucoup de soldats azéris. C'étaient essentiellement des combattants des groupes djihadistes de Syrie et des mercenaires turcs. Et je l’ai dit, lorsque la Russie elle a vraiment besoin de combattre, elle fait appel à Wagner.

«Nous n'avons plus les moyens pour une guerre mondiale»

Je ne vois pas une Troisième Guerre mondiale sur le modèle des précédentes. Mais, avec le fait que le leadership américain s'évanouit à vitesse grand V, on peut avoir le déclenchement de conflits locaux, régionaux qui étaient gelés et qui peuvent se réveiller: l'Azerbaïdjan et l'Arménie en est un exemple. De même. la guerre en Syrie dure depuis 2011 et sert de réservoir de combattants au conflit dans le Caucase. Maintenant, il y a Israël et le Hamas. La Libye est en situation de chaos… Je vois plutôt un désordre généralisé, violent. Mais pas une Troisième Guerre mondiale. Je pense qu'on a plus les moyens de faire ça.

Et la Suisse, quel est son rôle dans tout ça finalement?

Elle est à la croisée des chemins.

Un triangle s'était construit depuis la fin du XIXᵉ siècle, d’abord avec la Croix-Rouge, ensuite avec la neutralité, puis, à partir du milieu du XXᵉ siècle, avec le secret bancaire. La Suisse, pendant toute cette période, va donc avoir un statut particulier. Elle va aussi pouvoir éviter d'être prise dans les blocs, d'être le vassal de guerre de l'un ou de l'autre, grâce à ce triptyque. Mais il était lié au fait qu'on avait des États souverains en conflit les uns avec les autres et aucune autorité au-dessus.

À partir du moment où, avec la fin de la guerre froide, le leadership américain monolithique s’affirme sur l'ensemble du monde, un Occident qui se croit vainqueur alors que les autres pays sont en train de se remettre du KO technique de la fin de la guerre froide, on voit bien que ce triptyque commence à s'effilocher.

On a perdu le secret bancaire. La guerre en Ukraine a montré qu'on était incapable de jouer notre rôle humanitaire: le débat au Parlement était consternant. Il s'est limité à savoir si on voulait ou pas revendre 25 chars à l'Allemagne. On a balayé notre tradition humanitaire, on a oublié qu'on était dépositaire des conventions de Genève, on n'a pas rempli notre mandat. Et puis bye-bye la neutralité, puisqu’on a pris des sanctions.

Donc le contexte a beaucoup changé. Toutefois, si on a perdu les trois grands atouts, d'autres sont en train de se dessiner dans un nouveau contexte. Dans une Europe complètement affaiblie, on constate tout d’un coup qu’on a une armée qui, même si elle n'est pas très fournie, est bien équipée. Nous avons une puissance militaire, un pays qui est capable de se défendre alors que les autres ne le sont plus. Ce qui renforce ce côté-là, c'est qu’on contrôle encore nos frontières. Et puis on a notre monnaie. C’est important à l'heure actuelle.

Le troisième atout qu'on a, c’est un potentiel d'innovation économique et technologique remarquable. Il y a un potentiel innovant, actif qui est considérable et qui est lié, comme je le disais tout à l'heure, à au système de la formation professionnelle, au fait que l'on crée des petites et moyennes entreprises. C'est ça le maillon solide de l'économie. Et puis on a un élément qu'il ne faut surtout pas négliger: une souveraineté populaire qui n'arrête pas de se réaffirmer par une pléthore d'initiatives et de référendums.

La Suisse est donc bien placée pour être un certain pôle de stabilité dans cette Europe en désarroi. Ce sont les trois grandes opportunités que je vois dans la Suisse de demain.

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