Amèle Debey

8 mars 20228 Min

Ingérence à l’Etat de Vaud: Cesla Amarelle aurait corrigé l'audit «indépendant» d'un enquêteur

Mis à jour : mars 29

L’affaire avait fait grand bruit en 2019. Un enseignant du gymnase Auguste-Piccard avait été renvoyé à la suite d’une lettre signée par une poignée d’élèves, l’accusant notamment d’avoir tenu des propos inappropriés en classe. Alors que l’affrontement juridique continue entre le prof et l’Etat de Vaud, son ancien employeur, des documents que L’Impertinent s’est procurés révèlent plusieurs zones d’ombre dans la gestion de cette affaire. Qui pourrait bien prendre sa source ailleurs que sur les bancs de l’école.

Image prétexte © Pixabay

Mise à jour, 13 mars 2022: François Meylan s'est finalement exprimé par le biais d'un email, dans lequel il déclare: «Je n'ai pas fait l'objet d'une ingérence des organes de l'Etat dans le cadre du mandat d'enquête administrative concernant M. Leignel qui m'a été confié. J'ai instruit l'enquête et établi mon rapport en toute indépendance et en toute impartialité. Mes appréciations quant aux faits établis et les conclusions de mon rapport sont le fruit de mon intime conviction, fondée sur ma libre appréciation des éléments de preuve que j'ai recueillis.»


8 mars 2022: «M’incliner, accepter l’argent, ne pas exprimer ce que j’avais à dire aurait été renier tout ce que j’ai essayé d’apprendre à mes élèves. On peut décevoir, peut-être. Sans doute l’ai-je fait. Mais on ne peut pas tromper la confiance que l’on a mise en nous. Je dois donc m’exprimer également pour les dizaines et dizaines d’élèves qui m’ont soutenu et me soutiennent encore aujourd’hui.»

Dans son appartement lausannois offrant une vue imprenable sur le lac, Philippe Leignel est formel: le procès qui l’oppose à l’Etat de Vaud ne le réduira pas au silence. Dût-il accepter une somme dérisoire s'il veut garder sa liberté de parole, bien en dessous de la proposition d’origine du canton, à savoir 207'000 francs de salaire brut. Après trente ans de bons et loyaux services en tant qu’enseignant, pouvoir donner sa version est pour lui une question de principe.

Pourquoi donc le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC) tient-il à ce que le dénouement de cette affaire fasse le moins de bruit possible? Selon nos informations, il y aurait des soucis de séparation des pouvoirs et de conflits d’intérêts dans cette affaire impliquant la ministre en charge Cesla Amarelle qui pourraient bien expliquer ce désir de discrétion.

Rappel des faits

Le 17 mars 2019, neuf élèves de la classe 3Car1 du gymnase Auguste-Piccard, où Philippe Leignel enseigne le français et la correspondance, écrivent au directeur de l’établissement, avec copie à la Direction générale de l’enseignement postobligatoire (DGEP) et au doyen. Elles y dénoncent l’attitude nonchalante et provocatrice de leur professeur, à qui elles reprochent notamment des propos et attitudes déplacés à la source de malaise au sein du cours, du mépris et du harcèlement envers les femmes et un langage vulgaire. Elles remettent également en question ses qualités d’enseignant et sa capacité à suivre le programme.

Alors que ce genre d’affaires est habituellement traité en interne, le DGEP prend les devants et suspend l’enseignant. Une «décision prématurée et disproportionnée» jugera le doyen de l’établissement. Se sachant sur le point d’être renvoyé, Philippe Leignel écrit à son directeur, Yvan Salzmann, demandant s’il n’y a pas «un moyen d’arrêter cela». Il évoque alors une «guerre totale», tant syndicale que médiatique, dans le cas où il serait remercié.

M. Salzmann, actuel candidat PS au Grand conseil, alerte immédiatement sa hiérarchie et l’affaire prend un tournant radicalement différent. Car ces menaces, considérées par l'Etat comme mises à exécution par la suite, deviendront la raison de son licenciement.

Tout s’enchaîne

Après le message de Philippe Leignel à son directeur, une enquête administrative est confiée le 11 avril 2019 à l'ancien juge cantonal François Meylan.

S’en suit une véritable vague de soutien en faveur du professeur, sous la forme d’une pétition signée par près d’une centaine d’élèves, ainsi qu’une lettre de l’Assemblée des maîtres du gymnase alléguant notamment que «le Département a agi d’une manière autoritaire et opaque».

Dans le même temps, ce qui n’aurait pu être qu’un fait divers est abondamment relayé dans la presse. L’affaire devient l’incarnation du débat sur la liberté d’expression en milieu scolaire et le corps enseignant de plusieurs établissements monte au créneau.

Aux yeux du canton, les menaces de «guerre syndicale» du professeur se sont concrétisées, rapportait 24 heures l’été dernier. Comment? «Dans les pamphlets, courriers, interventions médiatiques et autres actions qui ont suivi la suspension provisoire de votre client», détaille la lettre de Lionel Éperon, directeur de la DGEP, en août 2019. Une conclusion qui scandalise l’Association vaudoise des maîtres de gymnase: «L’élément déterminant est donc clairement la défense collective de notre collègue, déclare alors sa présidente. C’est une attaque à la liberté syndicale!»

Licenciement abusif?

Le 18 juin 2021, l’enquête administrative se termine pourtant sur les conclusions suivantes: si le comportement de Philippe Leignel peut être qualifié de «grave», en tenant des propos grossiers, inappropriés et vulgaires en classe, le qualificatif de «particulièrement grave» est exclu.

Même si les articles de presse ne sont pas tous en faveur du professeur, loin s’en faut, la contre-attaque interne menée par une communication publique pourrait devenir le seul élément «particulièrement grave» pouvant justifier son licenciement. Comme le rappelle François Meylan dans son rapport, l’Etat de Vaud peut résilier immédiatement le contrat d’un de ses collaborateurs (en vertu de l’article 61 LPers) si le manquement constaté est «particulièrement grave».

«A posteriori, je me suis trouvé particulièrement stupide d’avoir cru que j’avais une relation amicale avec lui (son directeur, ndlr), regrette Philippe Leignel. Je me suis complètement gouré. Je trouve mon message à mon supérieur infantile, il témoigne de l’état de désarroi et de crétinisme dans lequel j’étais tombé, notamment à cause du coup que j’avais reçu sur la tête. J’ai été d’un égarement et d’une naïveté qui me font honte».

Mais, nous le verrons plus bas, le dénouement de cette enquête administrative ne serait pas du seul fait de son auteur. Car l’implication personnelle de la cheffe du Département, Cesla Amarelle, interroge.

Affaire d’Etat

Premièrement, selon les documents que la défense a mis un an de procédure à obtenir et que L’Impertinent s’est procurés, Cesla Amarelle a mandaté personnellement François Meylan le 3 avril 2019. Elle participe «à une partie» d’un entretien entre l’enquêteur et les juristes du DFJC le 15 avril.

Plus étonnant encore, la conseillère d’Etat rencontre l’enquêteur à l'occasion d’une visite à La Vallée de Joux (commune de domicile de François Meylan), lors de laquelle elle semble lui soumettre des corrections à apporter au rapport d’enquête.

En effet, dans un mail envoyé le 21 juin à Cesla Amarelle, François Meylan lui confirme avoir «retouché son rapport» du 18 juin après leur «entretien de hier», et avoir demandé à sa secrétaire de supprimer la première version des pages concernées, mais sans changer la date du rapport final.

Ces modifications introduisent notamment des éléments précisant que l’enquête n’a pas cherché à savoir si Philippe Leignel pouvait avoir téléguidé la pétition des élèves à son avantage, ainsi que la résolution de l’Assemblée des maîtres (ce qui laisse planer le doute sur cette hypothèse). Par ailleurs, François Meylan procède à la requalification des «manquements modérés» en «manquements graves» et ajoute la «réserve quant à la qualification des manquements en ce qui concerne le courrier du 30 mars 2019 (le message à Yvan Salzmann, ndlr), qualifiés de manquements ‘graves’, mais qui pourraient être qualifiés de ‘particulièrement graves’ s’il devait être établi que M. Leignel a passé (sic) à l’exécution des menaces contenues dans le courrier.» Formulation qui entrouvre la porte à un licenciement.

Est-il fréquent qu’un conseiller d’Etat se mêle d’une enquête administrative? Nous avons posé la question à un avocat spécialisé en droit du travail qui n’a pas souhaité que nous publiions son identité: «Non, ce n’est pas commun du tout. Il est très rare qu’il y ait une ingérence du Conseil d’Etat dans une procédure judiciaire, explique-t-il. Le seul cas où cela peut arriver est lors d’une interpellation du Grand Conseil. Cela n’arrive quasiment jamais.»

Quant à demander des modifications d’un rapport d’enquête: «On peut imaginer que l’autorité qui reçoit l’enquête administrative puisse demander des compléments, mais certainement pas de corrections. Normalement, ce n’est pas au Conseil d’Etat d’intervenir sur des dossiers comme ça. Encore moins demander des modifications de rapport, car l’enquêteur doit rester le plus neutre possible.»

Une autre avocate spécialisée, qui a également tenu à rester anonyme, exprime le même étonnement que son confrère. Avant d’ajouter: «Le plus problématique, selon moi, est que ces modifications n’aient pas été transparentes. Ni dans le fait de ne pas changer la date entre la première et la seconde version, ni dans l’absence de mention de ces changements.»

Contacté, François Meylan s'est dit soumis au secret professionnel qui le lie à l'Etat de Vaud. Il a refusé de répondre à nos questions. Cesla Amarelle s'est exprimée par le biais de l'avocate spécialisée Aline Bonard, à qui le dossier a été confié dans un second temps, après Me Jean-Luc Schwaar: «La Conseillère d’Etat ne peut répondre à ces questions sur une affaire en cours, pour ne pas interférer dans l’instruction menée par la justice, nous a expliqué Aline Bonard. Je tiens cependant à vous assurer que l’employeur de M. Leignel, que je représente, a pris sa décision sur la base d’un rapport établissant clairement les faits, ensuite d’une enquête confiée à un ancien président du Tribunal cantonal dont l’instruction s’est déroulée en toute indépendance.»

Cesla Amarelle et Philippe Leignel. © DR

Un homme (dés)engagé

Par le biais de son avocat, Philippe Leignel l’a exprimé à plusieurs reprises: il est persuadé que les véritables causes de son renvoi sont dues à une bisbille syndicale qui l’a opposé à Cesla Amarelle entre 2017 et 2019. Membre du Comité fédéral de la Fédération syndicale SUD, l’enseignant est également juge assesseur au TRIPAC et membre du Comité de l’Association vaudoise des maîtres de gymnase depuis 1998. Il a donc une certaine expérience des affrontements tant avec les employeurs qu’avec ses propres supérieurs.

Lorsque, après un combat de deux ans autour des examens d'admission au gymnase, il remporte, selon les propos de Cesla Amarelle, une «grande victoire syndicale» face à elle, cela ne se déroule pas dans la dentelle et les passes d’armes publiques sont légion. «J’ai eu des heurts avec elle dans le cadre d’un conflit très dur autour de la question des examens d’admission au gymnase, cela a été un combat assez violent dans lequel je représentais, entre autres, les intérêts des enseignantes et enseignants du gymnase Auguste-Piccard qui croulaient sous la surcharge que constituaient ces examens. J’ai mis en cause de manière assez rude l’attitude de la conseillère d’Etat devant ses chefs de service et je crois qu’elle ne l’a pas digéré», suspecte Philippe Leignel.

Cas d'école

«Il y a dans cette affaire, comme dans l’opinion publique d’ailleurs, une grande confusion entre le sexisme, le harcèlement sexuel et les propos à connotation ou à caractère sexuel, conclut Philippe Leignel. Ce que je reconnais, c'est d'avoir fait des plaisanteries (peut-être crues, soit) à caractère sexuel en marge de l'étude de Virginie Despentes, dont c'est le langage en permanence. Langage qui constituait noir sur blanc un sujet de l'examen à faire passer en fin d'études à la classe concernée. Je rappelle, par ailleurs, que j'étais opposé au choix de Despentes dans ce contexte. Selon l'enquêteur, ces plaisanteries, que je puis reconnaître comme inappropriées, ne m'auraient valu qu'un avertissement. Point final. Je nie tout sexisme et, a fortiori, toute forme de harcèlement sexuel.»

Dans son rapport, François Meylan rappelle également que «la résiliation immédiate du contrat constitue une mesure exceptionnelle, qui doit être admise de manière restrictive.» Or, dans les faits, ces licenciements pour «justes motifs» (art. 61) sont presque deux fois plus nombreux que les licenciements ordinaires: respectivement 20 licenciements ordinaires contre 39 avec effet immédiat dans l’Administration cantonale vaudoise du 1er juillet 2017 au 31 juillet 2020. Pour la même période, le CHUV dénombre 36 licenciements ordinaires contre 33 avec effet immédiat, rappelle la Société Vaudoise des Maîtres Secondaires sur son site. On est donc, en pratique, bien loin de la mesure exceptionnelle.

    50157
    23