Michael Wyler

22 sept. 20207 Min

Immobilier: le courtage forfaitaire va-t-il tuer la poule aux œufs d'or?

Mis à jour : mars 29

Tapez «courtage immobilier forfaitaire» suisse sur un moteur de recherche et vous obtiendrez plus de 74'000 références, dont des liens et annonces de plusieurs entreprises encore bien jeunes, mais aux dents déjà très longues...

© Pixabay

C’est que, dans le domaine immobilier, le courtage, c’est une affaire de gros sous: en 2019, on aura enregistré quelque 60'000 transactions en Suisse avec, à la clé, des commissions de courtage de l’ordre de 1,7 milliard de francs. Et même, si au cours de cette année Covid, il y aura un léger fléchissement – les visites étant devenues plus difficiles – le marché est en croissance, aussi bien en volume qu’en valeur.


 
Jusqu’à peu, les régies dites traditionnelles se sont partagé ce beau gâteau, encaissant des commissions de l’ordre de 3% + TVA sur les ventes de villas et d’appartements (un pourcentage recommandé – et pour cause – par leurs associations professionnelles).


 
Si, aujourd’hui, ces commissions se négocient aux alentours de 2,5% ce n’est pas pour autant la misère. En effet, la moyenne des ventes se situant aux alentours de 1'100'000 francs en Suisse romande, cela représente quand même quelque 28'000 francs par vente, pour un travail que l’on estime être de l’ordre de 40 heures par transaction.


 
Quoi???


 
Certes, ces régies doivent bien payer leurs frais généraux, les salaires et les participations qu’elles offrent à leurs courtiers, dont certains – les meilleurs – gagnent plus de 300'000 francs par année. Mais quand même… Je vends ma villa 1'800'000 et je dois payer 45'000 francs de commission pour une quarantaine d’heures de travail? De la folie!


 
«Que nenni!» rétorquent depuis belle lurette les régies traditionnelles précisant, à l’instar de ce que l’on peut lire sur le site internet de Cogestim que «la vente immobilière est un travail demandant de multiples aptitudes, dont une appréciation détaillée du marché, ainsi que d’excellentes connaissances légales et financières. À cela s’ajoute la nécessité de posséder un carnet de contacts étendu permettant de proposer le bon objet au bon client».


 
Autre argument des régies traditionnelles: c’est grâce à notre connaissance du marché que nous obtenons le meilleur prix pour vous, cher vendeur! Cet argument ne pèse pas très lourd et le «vous» devrait être remplacé par un «nous». Les courtiers ont en effet tout intérêt à proposer au vendeur un prix leur permettant de trouver rapidement un acquéreur, histoire de ne pas avoir des objets trop chers trop longtemps sur les bras. Après tout, leur commission n’est due qu’une fois la vente réalisée. Quant à l’argument du «carnet d’adresses», le développement de sites de ventes en ligne le rend progressivement désuet, sauf dans le secteur luxe.


 
Et le courtage forfaitaire fit son apparition


 
Couplé à l’esprit d’entreprise, le développement des outils informatiques – notamment les possibilités d’achats en ligne – a fait des ravages dans nombre de secteurs traditionnels et le courtage immobilier n’a pas été épargné. Ainsi, il est aujourd’hui possible à tout un chacun de faire faire une estimation instantanée et gratuite de son bien immobilier en ligne. Certes, il/elle obtiendra une fourchette qui aura besoin d’être affinée, mais l’ordre de grandeur sera connu.


 
Et la multiplication des sites internet d’achats et ventes d’immobilier n’a fait que rendre bien plus facile de vendre son bien sans passer par un courtier. Au risque évidemment d’être un peu au-dessous ou au-dessus des prix du marché. Et donc, la présence d’un courtier n’est pas inutile, ne serait-ce que pour la mise en valeur de l’objet… Mais pas à n’importe quel prix, se sont dit quelques petits malins.


 
C’est ainsi que l’année 2017 a enregistré plusieurs naissances d’entreprises offrant un courtage immobilier forfaitaire, dont les tarifs varient de 7500 à 9500 francs. N’importe qui pouvant s’improviser courtier immobilier – au grand dam des titulaires de formations professionnelles de qualité – elles ont le vent en poupe. Notamment Neho qui a rapidement développé une présence dans toute la Romandie et dans une bonne partie de la Suisse alémanique, ce qui lui permet d’affirmer que d’ici fin 2020, elle sera la plus grande agence de courtage en Suisse romande.


 
Comment ça marche?


 
Une balade sur le site de l’une de ces agences permet de se rendre compte que, chez Neho, le marketing est un élément vital, mais il ne peut être efficace que s'il est accompagné d'un service qui l'est tout autant. J’en ai fait l’expérience: et hop, je fais une évaluation gratuite de ma maison (elle me prend 3 minutes et j’ai le résultat immédiatement). Comme il m’a fallu communiquer mes coordonnées et l’adresse de mon bien, cric-crac, je reçois rapidement un coup de téléphone d’un courtier qui va me vendre le concept «maison»:

«C’est sur le volume de transactions que nous sommes gagnants».


 
«Cher Monsieur, me dit-il, votre appartement, je pense pouvoir le vendre aux alentours de 900'000 francs. Mais évidemment, il faudrait que je puisse le visiter, voir son état général et faire une évaluation plus précise. En tout état de cause, si vous nous confiez le mandat, vous nous verserez un acompte de 3000 francs et si la vente se concrétise, nous vous facturerons encore 6500 francs. Pas un centime de plus. Confiez la vente à la régie XYZ, vous payerez sans doute dans les 23'000 francs. Plus du double!!! Vous êtes sans doute quelqu’un d’intelligent et donc, vous serez sans doute ravi de ne payer que 9000 francs au lieu de 23'000*».


 
«Comment faisons-nous pour être si bon marché? C’est simple: les frais généraux de l’entreprise qui m’emploie sont réduits au maximum et moi, comme courtier, j’encaisse un tiers de la valeur du mandat. C’est donc sur le volume de transactions que nous sommes gagnants*».


 
Le volume? Oui. Neho affirme que chacun de ses 18 courtiers signe en moyenne 3 mandats par mois et compte sur un taux de réussite (donc mandat aboutissant à une vente) dans au moins 75% des cas.
 

En 2019, Neho déclare avoir signé 618 mandats, avec un taux de réussite de 81%.et l’objectif pour 2021 est de signer 4-5 affaires par mois et par courtier, avec un taux de réussite de 75%. En clair, avec une vingtaine de courtiers, Neho ambitionne un chiffre d’affaires de l’ordre de 7,8 millions de francs, dont 5,2 millions destinés à l’entreprise, le solde étant destiné à payer les courtiers, dont le revenu annuel moyen brut serait alors de l’ordre de 130'000 francs.


 
Cris d’orfraie et silence radio!


 
Si, du côté des courtiers «traditionnels», on voit cette nouvelle concurrence d’un très mauvais œil, n’importe qui pouvant se lancer dans les affaires sans diplôme, ni expérience, cela n’étonnera personne que du côté des grandes régies romandes – notamment genevoises – on regarde tout cela de haut, avec le même regard moqueur que certains banquiers privés destinent aux «officines« de gestion de fortune.


 
J’exagère? Allez donc vous balader sur la page «courtage» de la section genevoise l’USPI (Union Suisse des professionnels de l’immobilier). Vous y trouverez un exemple sympathiquement ironique, basé sur des statistiques genevoises surannées (datant d’avant l’arrivée du courtage forfaitaire), agréablement trompeuses (car elles ne permettent pas de faire la comparaison évoquée) et d’une suffisance qui sent bon le talc dont les gentilshommes de naguère saupoudraient leurs perruques pour en réduire la brillance…


 
Bref, on sous-estime «l’ennemi» et on sort une vieille arquebuse pour contrer ses batteries de missiles! Cela m’a fait penser au capitaine Edward Smith du Titanic qui, un an avant que son navire ne heurte un iceberg et coule n’avait pas pu empêcher le paquebot qu’il commandait alors d’entrer en collision avec un croiseur dans le port de Southampton. Comme quoi, il vaut mieux parfois faire preuve d’un excès de prudence plutôt que d’un excès de confiance…


 
Ailleurs en Romandie, c’est surtout Bernard Nicod qui tire la sonnette d’alarme.
 
Sans doute le meilleur connaisseur du marché immobilier romand, avec plus de 40 ans d’expérience, ce patron «à l’ancienne» n’a pas d’ordinateur, ne connait rien à internet et son téléphone portable doit dater de l’époque «minitel».


 
N’empêche, il est (pour le moment) un des seuls à prendre cette nouvelle concurrence au sérieux, sans pour autant la prendre au tragique. Convaincu que le courtage traditionnel, qui soigne la relation avec le client, a une vision à long terme et offre des conseils très personnalisés, a encore de belles heures devant lui, il suit néanmoins cette évolution de près.


 
D’ailleurs, comme Neho, son entreprise offre des évaluations gratuites et instantanées sur son site internet, suivies (évidemment) d’un contact téléphonique. Contrairement à Neho, le Groupe Bernard Nicod ne demande pas un centime lors de la signature d’un mandat, le courtage n’étant rémunéré qu’en cas de vente. Une formule qui a aussi fait ses preuves, et qui les fait encore.
 

Mais tout le monde le sait, chanter dans la joie plus près de toi mon Dieu en
 
attendant de couler n’est pas dans l’ADN de Bernard Nicod et il n’a pas l’intention de
 
rester passif…


 
Forget domani?


 
Si l’USPI est plutôt Frank Sinatra chantant domani, forget domani, let's live for now!, Neho est plutôt Joe Dassin et demain qui vient toujours trop vite et donc, a des projets plein les poches. Notamment, un site internet dédié aux acquéreurs, une offre «Neho Pro» pour les promoteurs immobiliers et une offre plus complète «Neho Premium» pour des objets dont le prix dépasse 2,5 millions de francs, avec un courtage forfaitaire de 30'000 francs, dont, 5000 à verser lors de la signature du mandat.


 
Certes, les Naef, SPG, Gerofinance-Dunant et autres grandes régies romandes ont encore de beaux atouts. Elles offrent une palette de services que Neho – qui ne fait que du courtage – n’est pas en mesure de proposer. Leurs très nombreuses années d’expérience leur ont aussi mis à disposition un réseau de qualité et elles comptent parmi leurs collaborateurs des courtiers d’un niveau professionnel très élevé. Mais elles sont encore nombreuses à attendre que les clients potentiels se manifestent, alors que Neho chasse activement, notamment sur les réseaux sociaux.


 
Ainsi, d’un côté, il y a le développement des sites tels que Immoscout, Homegate, Comparis, etc. qui permettent à tout un chacun de mettre en vente sa maison ou son appartement sans passer par un courtier. D’un autre, il y a de sites comme Bestag, une start-up qui a développé des logiciels permettant de déterminer qui sont les meilleurs courtiers, soit les plus compétents pour un type de bien dans une région donnée; d’un troisième côté, il y a les entreprises de courtage forfaitaire et une fois qu’un quatrième côté aura été développé (lequel? Je l’ignore encore), je ne donnerai pas cher des endormis, qui seront alors encerclés et voués à servir de nourriture à celles et ceux qui ont les dents longues et l’œil grand ouvert.

*le dialogue avec le courtier de Neho est imaginaire, mais il reprend l'essentiel des arguments dont il est fait état par Neho

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