Amèle Debey

21 mai 20209 Min

Covid-19: à qui profite l'obéissance de l'Afrique?

Mis à jour : mars 29

Que ce soit par leur besoin démesuré de tout contrôler ou par leur absurde obsession du risque zéro, les pays occidentaux ont leur façon bien à eux de gérer le coronavirus. En Afrique, la crise révèle une fois de plus une dépendance délétère au Vieux continent, et les pays se retrouvent à suivre leur grande sœur européenne aveuglément, alors que la différence extrême de leurs deux réalités quotidiennes rend l’application des mêmes mesures illusoire. Comment donc le continent africain, où le rapport à la mort est bien différent, a-t-il empoigné ce problème? Comment la population a-t-elle vécu l’arrivée de cette nouvelle pandémie, dont elle semble pour le moment épargnée? Témoignages.

© Wikipédia
 

Le premier cas de Covid-19 a été diagnostiqué le 14 février en Egypte. C’est dans les pays les plus riches du continent (Nigéria, Afrique du Sud, Egypte, Algérie et Maroc) que le virus s’est surtout propagé, ramenant les cas à 91’515, pour 2 902 décès, 35’844 guérisons et 52’764 malades encore hospitalisés, selon les chiffres du Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC) publiés le 20 mai. Avec un peu moins de 3000 morts pour 1,2 milliard d’habitants, l’Afrique semble pour l’instant épargnée, mais le directeur du centre appelle à la prudence. En effet, les cas confirmés dépendent forcément du nombre de tests effectués et ceux-ci sont largement insuffisants. Il est donc un peu trop tôt pour crier victoire, même si les raisons pour expliquer ce répit sont légion: les températures élevées (47 degrés à l’ombre actuellement en Guinée), la jeunesse de la population (20 ans de moyenne d’âge), le faible taux de contagiosité notamment dû à la faible densité de la population, une circulation des personnes plus ciblée et un système immunitaire différent, accompagné d’une probable immunité préexistante, notamment.

Même si l’Afrique a bien plus à craindre de la famine, du VIH ou du paludisme, les gouvernements ont pris la menace au sérieux en tentant d’imiter, dans des efforts chimériques et peut-être pas totalement désintéressés, les dispositions occidentales. Mais la réalité européenne n’est pas transposable en Afrique. Et ce mimétisme irréfléchi met en lumière une dépendance psychologique autant que matérielle, glissant le peuple dans une impasse entre mesures sanitaires inadaptées et nécessité d’agir pour sa survie. On peut se demander si l’aide internationale dépend de l’obéissance des pays africains pour endiguer le virus, ou si ce sont ces derniers qui justifient leur demande d’aide en suivant le mouvement.

Dans une tribune publiée sur JeuneAfrique.com, Paul K. Fokame, fondateur camerounais d’Afriland First Bank, dénonce le manque de recherche de solutions indigènes: «Pour l’instant, je suis étonné par l’attitude de certains princes africains qui, au lieu de réunir les intelligences du continent pour trouver des solutions locales, agissent comme des suppliants… assis sur une mine d’or, écrit-il. C’est ainsi qu’on a vu des appels au moratoire temporaire de la dette, aux aides budgétaires, aux aides alimentaires… Ces solutions permettront peut-être de joindre les deux bouts pour quelques jours, voire quelques mois, et sauver des vies menacées. Mais il ne faut pas oublier que les épidémies sont un phénomène cyclique. Ce qui impose des solutions à court, moyen et long termes. (…) Il s’agit en l’occurrence, pour la dignité du peuple africain, de rechercher des solutions endogènes auxquelles viendront s’ajouter des bonnes volontés externes, dans le respect mutuel et non par pitié.»

Une crise qui tombe à pic

Non seulement la pandémie offre une occasion inespérée aux uns comme aux autres de formuler des exigences, à l’image du Premier ministre de l’Ethiopie dans une tribune du Temps, mais elle permet également aux pays autoritaires d’asseoir davantage leur tyrannie en niant les libertés individuelles de leur peuple et en anéantissant tout espoir de voir s’installer une véritable liberté d’expression.

En Guinée, le gouvernement dissimulerait le vrai nombre de victimes, selon Boubacar*, un commerçant qui réside à 800km de Conakry. Afin de pouvoir faire passer la réforme constitutionnelle destinée à faire réélire le président octogénaire Alpha Condé à un troisième mandat par référendum, le 22 mars dernier, le gouvernement aurait tardé à prendre des mesures contre le virus, telles que la fermeture des frontières: «S’ils mettaient le pays en quarantaine, le référendum n’avait aucune chance de passer, affirme Boubacar. C’est après les élections qu’ils ont commencé à agir.»

Mais cet observateur de la situation guinéenne va plus loin et affirme que son gouvernement aurait grossi les chiffres des victimes d’Ebola afin de récolter une aide internationale plus importante, ce qui leur porterait désormais préjudice dans la crise contre le Covid: «La Guinée a reçu moins d’aide que le Sénégal et la Côte d’Ivoire, affirme-t-il. Ils ont compris qu’ils ont fait une erreur en se référant aux chiffres du gouvernement au lieu d’envoyer des gens sur le terrain, et la population est en train de pâtir de la gestion catastrophique d’Ebola. La Guinée doit compter 300 masques pour une population de 12 millions d’habitants.»

Contactée sur cette question, l’OMS n’a toujours pas daigné répondre.

Jeux de pouvoir

En Egypte, la crise a permis au gouvernement de durcir sa politique, notamment vis-à-vis de la censure des médias. Après la publication d’un article du Guardian accusant les dirigeants de minimiser le nombre de victimes, le Conseil suprême de la réglementation des médias a diffusé une liste de mesures prises afin de prétendument lutter contre les fake news: «bloquer deux sites d'information pendant une période de six mois, émettre un ultimatum pour fermer six pages personnelles sur les sites de médias sociaux (Facebook et Twitter), prendre des mesures juridiques, en renvoyant les propriétaires d'un certain nombre de pages personnelles qui transmettaient et diffusaient des rumeurs au parquet pour engager des poursuites, appeler les utilisateurs des pages de médias sociaux à ne pas promouvoir les fausses informations diffusées par les pages suspectes et à inquiéter l'opinion publique en utilisant de fausses informations non fondées, affirmer que les autorités compétentes chargées de lutter contre le virus Corona traitent en toute transparence et annoncent instantanément toute nouvelle relative à cette épidémie, par le biais du site Web officiel du Ministère de la santé et du Bureau de l'Organisation mondiale de la Santé en Égypte et des conférences du Conseil des ministres» Ambiance!

Le média indépendant Mada Masr a notamment été bloqué dans le pays. © DR

«Ce qui me dérange, ce n’est pas la censure mais l’opacité, m’explique Chérif*, ancien journaliste politique au Caire. Maintenant, même les responsables officiels ont peur de parler. Le régime est de plus en plus centralisé et même eux n’ont pas toutes les informations. Concernant le nombre de cas, ils ne font pas de tests de façon systématique. On en est à 135'000 tests pour 100 millions d’habitants. Donc les résultats ne veulent plus rien dire. Le gouvernement a annoncé des choses qu’on ne voit pas, mais quand les hôpitaux de quarantaine ont été saturés, ils ont envoyé les gens suspectés d’être infectés dans des campus universitaires, dans de mauvaises conditions d’hygiène.»

Cependant, les Egyptiens gardent la tête froide: «Pas de psychose. Quand la vie quotidienne est suffisamment dure, on n’a pas le même rapport à la mort, continue Chérif. Les gens ont déjà suffisamment de problèmes, donc ils ne vont pas imaginer le mal avant qu’il n’arrive. Il n’y a pas de place pour cela. Et même lorsqu’il arrive, il y a un certain fatalisme. De nature, les Egyptiens prennent tout à la légère. C’est l’humilité qu’on a en Egypte. Quand je vois les infos en Europe, j’ai l’impression qu’on n’appartient pas au même univers.»

Entre fatalisme et humilité

Moussa* est sorti d’une prison nigérienne il y a quelques jours, après y être resté plus d’un mois pour avoir participé à une manifestation que le pouvoir a vraisemblablement profité de la crise pour interdire.


 
Il raconte que Niamey est en quarantaine et que si le couvre-feu a été décrété dans tout le pays, il n’est respecté que là où le pouvoir est présent. Il me confie que beaucoup de gens ne croient pas à cette histoire de virus, tout simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens d’avoir peur. La mort, ça fait partie de la vie: «On n’a pas le même rapport au danger que les Occidentaux, explique-t-il. Les gens ici savent qu’ils sont toujours exposés à quelque chose, et ils doivent d’abord gérer les difficultés du quotidien. Même si le danger est réel, les mesures qu’on leur propose ne les arrangent pas du tout. Donc ils se mettent à douter. Parce qu’ils sont démunis face à la menace. Ici, nous n’avons pas les moyens de ces mesures. Les gens doivent sortir tous les matins pour aller travailler en espérant gagner de quoi nourrir leur famille. Rester à la maison signifie que leur famille peut mourir de faim. C’est du concret. En Afrique, on ne peut pas faire comme en Europe et les gouvernements en sont conscients.»

Au Niger, comme dans la plupart des pays africains, on a instauré un couvre-feu à partir de la fin d’après-midi jusqu’au petit matin. Toutes les villes qui déclaraient un cas étaient mises en quarantaine, pour un virus qui semble être plus urbain que rural. A Agadez, aux portes du désert, tout est ouvert la journée, et les gens travaillent normalement, à part dans les écoles et les universités. «La population est plutôt réservée par rapport aux mesures prises par le gouvernement, m’explique Claudia*, une linguiste et ethnologue suisse installée au Niger. Beaucoup ne sont pas contents. Surtout dans les grandes villes comme Niamey et Zinder. Il y a eu des manifestations violentes et le gouvernement a été obligé d’assouplir les mesures. L’interdiction de prières collectives et la fermeture des mosquées ont été exploitées par des forces radicales pour faire monter la tension. Mais une grande partie de la population a compris l’enjeu de ces mesures par rapport à l’aide internationale.»

Et d’ajouter: «En Afrique, nous avons l’habitude des épidémies qui font bien plus de morts que ce virus. Depuis le début de cette année, il y a déjà eu 360’000 morts du palud! Et on n’a toujours pas de vaccin. Les traitements sont là, mais il faut toujours les adapter car les moustiques développent des résistances. Donc il faut bel et bien vivre avec ce fléau. Puis il y a d’autres maladies comme la tuberculose, la typhoïde, la méningite, le choléra, la rougeole, la variole et la coqueluche. Notre système de santé est quasiment inexistant. Soit les centres de santé sont trop éloignés, soit ils sont proches mais pas suffisamment équipés. Nous sommes aussi beaucoup plus exposés aux catastrophes naturelles. Tout ça nous apprend une certaine humilité, à accepter la réalité, de la patience et surtout aussi une profonde confiance dans des forces positives. Du coup, nous sommes beaucoup plus flexibles et adaptables. Nous savons prendre les choses comme elles viennent. Nous ne sommes pas figés dans des concepts qu’il faut absolument avoir sous contrôle pour éviter qu’ils ne dérapent.»

Pragmatisme à toute épreuve

Tom* est un jeune valaisan qui travaille pour un groupe minier au Burkina Faso. Il raconte que son entreprise a pris des mesures drastiques: réserves de nourriture, aménagement des bureaux en lieu de quarantaine, achat de camions réfrigérés destinés au stockage des corps, etc… mais rien de tout cela n’a été utile. Les masques et les gels hydroalcooliques ne manquent pas. Ils sont disponibles auprès des vendeurs à la sauvette qui n’ont même pas augmenté les prix tant que ça, selon lui. Les premiers à avoir été infectés sont parmi les privilégiés de la société. Du moins parce qu’eux ont pu être testés. Mais le peuple reste stoïque: «On a bien plus un problème de faim que de virus».

En Algérie, le ministre de la Santé a annoncé que les hôpitaux étaient prêts et munis d’assez de respirateurs, masques, gants, désinfectant, etc… Pierre*, un valaisan installé en Kabylie, me raconte que le virus est arrivé par avion à Alger depuis l’Italie, avec à bord des touristes et hommes d’affaire Algériens. S’en est suivi d’autres avions et bateaux avec des passagers infectés en provenance de l’Espagne, la Turquie, la France et d’autres pays. En Afrique, le virus est initialement une maladie d’«homme riche», puisque ceux qui l’ont ramené avaient les moyens de partir.


 
Au départ, aucune consigne n’a été donnée et la population s’est comportée normalement. Avec le développement du virus tout a changé du jour au lendemain. «En parallèle, le ministère de la Santé a réorganisé les hôpitaux, explique Pierre. Grâce à des ponts aériens entre la Chine et l’Algérie, ainsi qu’entre la Turquie, la Russie et l’Algérie, nous avons assez de matériel de protection. Entre deux, les supérettes se sont organisées. Le personnel porte un masque, les distances sont respectées et de plus en plus de clients se protègent également, ce qui n’est pas le cas des marchands de fruits et légumes, qui ne respectent rien du tout… pas plus que leurs clients!»

«Il faut profiter de ce qui nous arrive aujourd’hui pour se concentrer sur la confection d’un véritable tissu productif local, tous secteurs confondus: agroalimentaire, textile, matériaux de construction, automobile, etc. Tant que nous n’aurons pas un tissu industriel consistant, nous resterons à la merci de chaque crise», conclut Paul K. Fokame.

*noms complets connus de l'auteure


La précédente enquête d'Amèle Debey:

Indépendants, entre résilience et persévérance

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